En préparation des prochaines séances du séminaire de Marcel Czermak à l’EPSA et à l’EPHEP, nous diffusons ici, avec son aimable autorisation le texte de son article Folie résonnante, à propos d’un néologisme hallucinatoire dans un cas d’automatisme mental issu de son ouvrage Passions de l’objet édité par l’A.L.I.
Par Marcel Czermak
Le chapitre précédent m’a permis de faire valoir comment les phénomènes dits élémentaires n’ont rien d’élémentaire, qu’ils ne le sont pas davantage que le délire puisqu’ils en ont déjà toute la structure irréductible. J’ai montré comment ces formations, à proprement parler symptomatiques d’un point de vue analytique, le sont du fait de s’articuler en lignes de force réglées, justifiées dans la structure.
C’est dans le même sens que je voudrais aller ici, en portant l’attention sur une hallucination néologique apparue dans l’automatisme mental d’un patient, de manière à tirer quelques indications de ce néologisme, sa signification tout particulièrement, comme celle de l’automatisme mental.
« Hipdon-passedon » était cette hallucination néologique. Ritournelle vide qui s’était dégagée du sujet et avait, à certains moments, abouti à en réaliser la doublure presque exclusive. Le patient venait des Caraïbes, mais les connotations symboliques propres à sa culture vaudouïsante ne masquaient cependant pas l’aspect universel des phénomènes qu’il présentait.
Incarcéré pour des raisons politiques, le patient avait été torturé, afin de livrer les noms de ses camarades, puis, dans un état confusionnel, avait été placé dans une infirmerie. C’est là que les premières manifestations psychotiques avérées s’étaient manifestées sous la forme d’impressions d’être un « diseur », un mouchard. Notre sujet ne sut jamais ce qu’il avait effectivement dit ou pas, mais cela importe peu à notre propos, du fait que la crainte d’être un « mouton », dont vous verrez les amplifications, avait émergé après qu’on lui eut demandé de n’avoir pas de secret, de tout dire. C’était cette provocation à dire, sous le mode contraignant, obligé, qui avait vivifié la psychose.
Notre sujet n’avait pas été pris dans un conflit entre dire ou ne pas dire, mais, littéralement pris à la gorge de devoir dire, le point nodal de sa structure s’était mis à parler. Ce qui faisait raisonner ce « mouchard », c’était l’automatisme mental : le langage s’étant dégagé du sujet, parlant de façon plus ou moins explicite de ce qu’il était tenu par engagement moral de garder par-devers soi, il était devenu ce livre ouvert dont chacun pouvait lire les pages. Il n’avait plus de jardin secret. L’automatisme mental, dans sa structure d’exposition, de monstration, mouchardait.
Comment, du coup, ne pas sentir l’indication technique précieuse qui est là caricaturée ? Dès lors que chacun ment — ce que la psychanalyse met en évidence —, dès lors que le psychotique n’a pas à sa disposition les mécanismes de défense du névrosé pour négocier sa tromperie, quel faux pas par rapport à la règle analytique lui serait permis, puisque, dès qu’il s’essaye à l’enfreindre, il peut en avoir retour sous forme de manifestation dans le Réel. En d’autres termes, confier la règle à certains psychotiques pourrait parfois relever d’une méconnaissance pour le moins problématique à l’endroit de la conduite de la cure.
Ainsi donc, pour en revenir à notre patient, les autres prisonniers lui étaient peu à peu, d’amicaux, devenus hostiles : « J’essayais de me tenir, j’avais l’impression qu’on lisait dans mes pensées, je reste seul, je me tais et j’entends un écho comme si quelqu’un réagit à ce que je pense. Je m’imagine que c’est impossible, mais c’est devenu de plus en plus réel. » Le cercle se resserre peu à peu : « Salaud, voyou, tais-toi. » Que les pensées soient prises, soient sous emprise, va amener rapidement la certitude d’avoir « donné » ses amis.
Les « pressions » s’accentuent avec l’impression croissante d’avoir affaire à des personnes déguisées en prisonnier, dont les paroles sont à double sens. Il se sent suivi partout ; aux toilettes les gens ont des attitudes étranges, « comme s’ils me faisaient la cour ». Certains disent : « Faut y passer », « c’est un pédéraste ». Quand le patient se lave, il s’entend reprocher de gaspiller l’eau ; s’il l’économise, de ne pas se laver. Quand des détenus jouent aux cartes, émerge l’idée que c’est un système où « chacun doit avoir un roi de cœur dans son jeu… c’est-à-dire… Enfin, un » amoureux » ». Et notre patient de s’insurger, d’essayer de résister le plus longtemps possible. Simultanément le langage prend un aspect énigmatique dont il essaye de rattraper la signification fuyante par, comme c’est habituel, des essais de décomposition des mots, voire également dans son cas, d’inversion symétrique.
Enfin, progressivement, les sollicitations homosexuelles prennent une tournure étonnante : « J’ai eu l’impression que j’étais monté (nous verrons la signification, dans l » atmosphère » de notre patient, de cette expression), que j’avais des contacts avec des animaux », « que l’on me prenait pour une femme, pour une déesse. »
Ainsi pouvons-nous résumer les diverses « pressions » que le patient estime subir :
— on veut prendre ses pensées, les lire, on veut lui faire citer des noms ;
— on veut en faire un homosexuel, une femme peut-être, une déesse ?
— on veut lui faire avoir des contacts avec des animaux, le monter, on l’embrouille quant au lavage ;
— « la pression la plus forte c’est la nourriture. » « … ils vous donnaient à manger et, à partir d’un certain moment, ils essayaient de vous donner l’impression que pour manger il fallait payer la nourriture. » Il transformait le mot prison en « prix-son ». Et surgit la certitude que le prix de la nourriture c’est d’être sodomisé, d’être femme. Il refuse de se nourrir, mais « à chaque fois que j’essayais de ne pas manger, ils faisaient des pressions, ils me montraient que j’étais con chaque fois que je passais un repas… en plus j’avais parfois l’impression de manger la nourriture des autres ».
Tout cela garde évidemment un caractère problématique, énigmatique, dont la coordination ne nous est pas patente.
C’est dans ce contexte qu’émergea tout à coup l’hallucination néologique « hipdon-passedon ». Précisons encore : aux heures des repas, une chèvre élevée dans la cour de l’infirmerie venait, « à qui on donnait à manger ». Or, « quand la chèvre entrait, dit-il, j’avais l’impression que tout le monde la dirigeait sur moi pour qu’elle vienne manger ce que je mangeais. Des fois c’était ironique, des fois ça paraissait sérieux, des fois je me disais : si je ne mange pas ce midi-là, je vais passer un don. Ils me convainquaient que manger c’était un don, si je sautais le repas je faisais un don » — sous-jacence du don fait à l’animal sacré. « Un jour, je marchais, quelqu’un était derrière moi et a fait » hip et la chèvre a sauté. Après je faisais hip » à tout le monde… je sautais tout le monde… il fallait que je saute tout le monde… »
On voit dès lors comment, avec l’émergence de ce « hipdonpassedon », c’est tout le langage qui prend un aspect néologique. Qu’est-ce, par exemple, que faire hip à tout le monde ?
Quoi qu’il en soit, ce néologisme semble déclenché par le hip adressé à… à qui au fond ? Car cette parole émise par-derrière, l’a-t-elle été vraiment ? Rien ne l’assure et j’aurais plutôt tendance à considérer qu’elle ne le fut pas, que ce fut une hallucination. Que la chèvre ait sauté n’indique évidemment pas que ce hip lui fût destiné, ni même qui, chèvre, l’était… Qui nous dit que ce n’est pas la venue de la chèvre qui déclencha le hip ? Qui nous dit que la chèvre ait véritablement sauté ?
En tout état de cause, ce néologisme, une fois installé, s’accéléra sous forme de serinage aux moments des repas et des bains. Il fut très vite accompagné d’un « ils voulaient faire de moi Erzulie » (déesse de la beauté et de la féminité dans le vaudou haïtien). « Hipdon » et « passedon » ont en commun un don. Or, notre patient avait pour voisin de chambre un nommé Dieudonné, familièrement appelé Ti Don, c’est-à-dire Petit Don. « Don », ça a la signification espagnole de Dueño et le sens créole de grand propriétaire… « Peu à peu, c’est devenu pour moi don, au sens de cadeau, de chose donnée, puisque tout ce que je recevais, c’étaient des dons, des faveurs » (on voit ici que, dès avant le néologisme, notre patient s’estime l’objet de faveurs, ou sollicité d’accorder les siennes), « j’avais un traitement plus favorable que les autres… Ti Don se masturbait devant moi… Il me parlait de colle, de quelque chose qu’il fallait résoudre… » (l’énigme langagière culmine). « Au traitement favorable, je devais répondre en donnant quelque chose en échange, le nom de mes amis… Il m’a convaincu que, pour sortir du dispensaire, il fallait passer don, j’ai assimilé don au nom du type et des cadeaux » (passer, donner les noms, passer par Don, passer à la casserole), « j’ai eu l’impression que Ti Don était de ceux qui dirigeaient le dispensaire, qu’il avait un pouvoir magique, des dons, qu’il pouvait diriger les bêtes » (le propos où le patient faisait part de son sentiment d’être monté, d’avoir contact avec les animaux s’éclaire un peu), « qu’il était un boungan » (prêtre vaudou) « et qu’il me fallait lui donner un hounsi » (personne qui sert le boungan).
Le rôle que Ti Don a joué dans le processus nous est davantage précisé par le fait que, s’il n’adressait que des propos banals à notre patient dans la vie quotidienne, notre patient, quant à lui, lui parlait beaucoup. « C’est là que les embrouilles qui avaient commencé avant se sont accélérées », ce qui nous donne une fois de plus à réfléchir sur l’effet du transfert, l’effet de la prise de parole dans la psychose et aussi bien l’effet de ce qui peut être éprouvé comme provocation sexuelle.
Il fallait donc « passer quelque chose, j’avais l’opinion d’être coincé quelque part, je ne savais pas quoi faire, il fallait que je trouve un passeur ». Émerge à ce moment-là le néologisme, suivi de l’idée qu’on veut faire de lui Erzulie. Autrement dit, aux questions inarticulables que « hipdon-passedon » formule, résumant l’existence du sujet, c’est Erzulie qui vient y apporter réponse.
Avant de situer plus concrètement Erzulie et la féminisation, je voudrais indiquer le lien entre « passer, laver, manger et « don, donner, faveur », lien où nous verrons se dégager l’issue sexuelle offerte aux énigmes du patient. Passage obligé dont Erzulie sera le passeur.
Arrêtons-nous un instant sur ces signifiants : ils ont tous une connotation référable au vaudou : le « passer-poule » — comme le « passer-taureau » ou le « passer-bouc » —, c’est avant le sacrifice, caresser l’animal, le chevaucher, le frotter, l’embrasser. Dans le passedon émerge ainsi la mort, que ce soit par le biais du passer, que ce soit dans la dénudation du Don, maître absolu. Il est aussi ce don offert en sacrifice, déchet. Le « laver-tête », dans le rituel, a pour effet principal d’établir un lien personnel entre le néophyte et le loa — esprit. Erzulie est un loa particulier qui sera son protecteur et qui « dansera dans sa tête », sera son « mait’tête », à qui il sera identifié. Quant au « manger-loa », c’est une cérémonie destinée à nourrir les loas auxquels on offre des sacrifices d’animaux et de nourritures diverses. L’animal nourri de dons devient propriété du Ioa et participe de sa nature divine. (Pour plus de détails chacun peut se référer au livre d’Alfred Métraux sur Le Vaudou haïtien où j’emprunte ces précisions. On y verra comment, dans les rites, le sexuel se mêle au don, à la possession, à la mort. On y apprendra aussi comment le bouc, le cabri à deux pieds est métaphore pour désigner l’être humain, et on saisira comment, pour notre patient, la démétaphorisation dont il fut le siège le désignait également comme bouc sacrificiel. Dans une chanson — Erzulie-Kalikou — Erzulie est accusée de manger du bouc à deux pieds.
Erzulie, quant à elle, apparaît sous différentes facettes probablement du même être. La plus importante est Erzulie-FredaDahomey, « personnification de la beauté et de la grâce féminine, coquette, sensuelle, amie du lynx et du plaisir, dépensière jusqu’à l’extravagance… Elle aime aussi recevoir les cadeaux et en faire ». Notre patient, qui insistait sur la beauté d’Erzulie, qui s’estimait l’objet de manœuvres visant à le rendre femme et à avoir des relations avec un homme, rappelait le goût d’Erzulie pour les honneurs sous forme de mets fins, et laissait apparaître, dans son opposition à manger, son insistance à passer les dons, sa rébellion devant cette idée : « Je ne voulais pas faire le pas (passe donc ! dis donc !), j’essayais de m’en libérer. » Les voix lui répétaient qu’il était Erzulie, qu’il était très propre, et ainsi retrouverons-nous, dans le rapport oscillant de notre patient au lavage, le même trouble qu’à l’endroit de la nourriture. Coquine Erzulie, connue pour avoir de fortes inclinations matrimoniales et pour devenir la première épouse de tout homme…
Fantasme, donc, d’une femme complète, à qui aucun homme ne manquerait, apte également à être la femme qui manque à tous les hommes : envers de la Vierge Marie, c’est-à-dire identifiable à elle, comme le confia le patient.
Peu après l’éclosion de ces phénomènes, survint un épisode de crépuscule du monde, concomitant du sentiment d’être mort, l’environnement prenant lui aussi un aspect si irréel et si infernal que notre patient se demandait s’il n’était pas brusquement passé-ailleurs… Monde envahi de guédés, ces génies de la mort, obscènes et lascifs, aimant se déguiser en cadavres et dont Baron Samedi, directeur très lubrique des cimetières, est le maître. Notre patient y entendait des chansons annonçant sa mort imminente, puis son décès, puis l’annonce de sa renaissance… Il est vrai que, au cours de la fête des guédés, les femmes ont l’habitude de se laver en public…
On est ainsi passé de l’atmosphère d’Erzulie — où domine le sexe dans son rapport à la mort et au sacrifice — à celle du Baron Samedi — où domine la mort dans son rapport au sexe. Sur l’autel des guédés, d’ailleurs, est gardé un énorme phallus en bois, au cas où le dieu réclamerait cet attribut comme tribut…
Il n’en reste pas moins que, si je passe assez vite sur ce que la thématique du don, de l’échange, implique comme problématique phallique, c’est pour revenir à présent plus précisément sur le premier membre du néologisme : hipdon.
J’ai évoqué combien il me paraissait peu probable que ce hip ait été formulé. Il me semblerait même plus coordonnable, analytiquement, que les faits aient été les suivants : animal du sacrifice, dont on coupe la barbe avant l’offrande, animal « passé », caressé, chevauché, identifié à qui il est offert en sacrifice, à Erzulie, femme coquette, vraiment femme, qui plonge notre patient dans une perplexité eu égard aux sollicitations homosexuelles qui l’assaillent, la chèvre apparaît, venant manger. Et tout à coup, l’issue : la chèvre avance, il est devenu la chèvre, l’objet de toutes les faveurs, la déesse la plus recherchée, et, avant enfin cessé de résister, ayant basculé, ce « hip hip hourra » impossible à formuler dans l’assomption subjective, c’est son moi qui le hurle de façon hallucinatoire : au « don », dueño, dueña, maîtresse complète qui s’avance, répond le hip hip d’un moi enthousiaste qui, collabant chèvre, don, hourra hurle le hip d’enthousiasme de la solution enfin trouvée qui, peu après, se manifeste plus explicitement que sous la forme de Don : être Erzulie. Ainsi est-ce un hipdon d’enthousiasme. Etre Erzulie n’a rien à voir avec être homosexuel ! La solution est trouvée : Don et Erzulie collabés composent la femme qui manque à tous les hommes. Séductrice universelle.
Enfin, dernière indication, hip hip ne peut que nous remémorer le « sacré gaillard » qualifiant Schreber… Hourra, également, à qui résiste le temps qu’il faut…
Hipdon, passedon, Erzulie : voilà donc les signifiants autour desquels s’ordonne toute la psychose. Lacan, dans son séminaire du 23 novembre 1956, nous renseignait : « C’est là pour nous ce qui donne tout son prix à la notation clinique : on voit en ce point un rapport du sujet au signifiant comme tel, sous son aspect le plus
formel de pur signifiant, que c’est là que gît, ce autour de quoi s’ordonne toute la psychose, que toutes les réactions sont secondaires à un phénomène premier de rapport signifiant. » D’autres remarques abondent que je me permettrai d’utiliser.
Si un délire n’est pas autre chose qu’une toile d’araignée de significations ayant organisé un certain signifiant, le néologisme hallucinatoire s’avère en être le centre où se concentrent, se ramassent, s’attirent et se réordonnent toutes les significations vitales.
Le néologisme, plus encore que l’écho et le commentaire des actes – ces « oxymorons », pour employer le terme de Schreber au titre de leur présentification antithétique du sujet -, nous procure une façon de positionner la signification du délire.
Des remarques simples et fondamentales doivent être réitérées : si l’allusion paranoïaque, ce que le patient éprouve comme propos directs ou indirects, n’ouvre jamais à la vraie allusion, au vrai jeu avec l’autre, à une signification autre, à un registre varié des significations – mais toujours à la même -, c’est tout autant vrai du commentaire de l’automatisme mental : il s’organise toujours autour du même signifiant – même si ce signifiant n’est pas formulé – et sans qu’aucune signification n’en découle. Dans les phénomènes d’écho et de commentaire, les constatations annihilantes manifestent la volatilisation de ce qui ouvre à la signification, soit le véritable commentaire. Le commentaire de l’automatisme mental n’est pas ponctuation dégageant le sujet à partir des signifiants qui le représentent mais, à l’inverse, un étouffement, car on voit alors émerger un monde d’allusions univoques et de constatations figées en un point unique subjectivé : intimation, intimidation surmoïque mettant le sujet disparu en posture de manifester un « je » frappé de caducité.
L’hallucination verbale motrice, si difficile à faire valoir, manifeste ce point où le sujet, disparaissant, s’accroche à la parole comme à une corde. L’automatisme mental émerge alors pour matérialiser le fait : c’est là sa signification fondamentale.
Certains psychotiques à l’automatisme mental limité à sa forme minimale offrent souvent ainsi à l’état d’ébauche une promesse de féminisation, l’éviration, la mort du sujet au cours d’un crépuscule du monde. La transsexualisation y est constante, et notre néologisme en concentrait les avenues structurales débouchant sur les faits, généralement plus discrets. L’automatisme mental est ainsi un recours devant la mort du sujet, une solution fragile, limite et ultime, une manifestation précoce de la mort du sujet, mais qui échoue.
Le sujet étant appelé à répondre là où le signifiant fait défaut à sa disposition, on voit alors le A se dénuder dans sa majesté ravageante et les alter ego, tous les guédés, les morts-vivants, se mettre à pulluler. S’installe en même temps un amour qui, dans toute sa pureté, éradique le sujet à qui la parole fait défaut, et c’est alors que la parole du moi émerge dans le Réel. Ainsi l’univers se recouvre-t-il de cette présence allusive, invisible, trop présente, univoque, avec qui personne ne traite.
Par là pourrait-on également préciser les formules de Freud sur la paranoïa, formules insuffisantes car : qui est cet homme qu’elle aime, ce il qu’elle aime et que moi, je n’aime pas ? Qui est celle qui m’aime quand ce n’est pas moi qui l’aime lui ? Qui est celui qui me hait, que je n’aime pas ? Ce il, ce elle démontrent, dans les déplacements de personnes qu’ils viennent à découvrir, à mesure que dans le champ apparaît un nouveau partenaire, ou dans les englobements de personnes qu’ils viennent à recouvrir, qu’ils sont bien logés dans cette démultiplication infinie caractéristique du rapport à l’alter ego. Qu’on substitue le on, d’usage si fréquent dans la psychose — dont nous savons la valeur grammaticale de néantisation (ex. : « On fait le malin ? ») mais également sa possibilité de désigner plusieurs personnes — au il, et la neutralisation létale d’un sujet devenu indifférent, à qui le moi cause de façon « neutre » et « anidéique » (Clérambault), s’éclairera. Déjà Séglas avait noté comment le moi d’un sujet pouvait parler en troisième personne, voire sous forme de pronom impersonnel. L’automatisme mental débute donc par une néantisation qu’il vise à compenser, sans que l’intentionnalité d’un sujet y soit pour quoi que ce soit. D’où il découle qu’il vaudrait mieux parler de folies résonnantes que de folies raisonnantes. De nombreuses autres raisons y engageraient. Le Séminaire sur « Les Psychoses » en foisonne.
C’est là qu’on entrevoit ce rapport au miroir où le sujet se réfléchit sans se penser, et qui se démultiplie éventuellement à l’infini dans une neutralisation du partenaire, toujours identique à lui-même, devenu ombre, faux témoin, semblant dans « un décor de théâtre » (Schreber).
Ce n’est pas seulement l’image qui s’en répète, vidée, mais également, de façon homogène, le temps et l’espace qui prennent cet aspect où le circuit se referme sur lui-même.
C’est par la voie de cet amour délirant que se construit le monde où se célèbrent répétitivement les noces passionnées du rêve et du symbole assassiné, la chose innommable revivant, se faisant le colophon allusif du chapitre de la signification pétrifiée dont jouit le psychotique, cette chose horrible qui manifeste la neutralisation de la catégorie dans laquelle le sujet pourrait sexuellement s’identifier.
Chez notre patient, après ce moment de crépuscule du monde qui le conduisait, âme assassinée comme Schreber, dans un enfer imaginaire peuplé de morts vivants — cependant que de toutes parts les sollicitations homosexuelles l’assaillaient —, c’est la place d’Erzulie, déesse de l’amour, qui s’imposait à son mouvement — champ de significations se réordonnant autour d’un nouveau signifiant venu en place de signifiant manquant —, sa raison se soutenant d’un « hipdon-passedon », là où le « tu » fondateur fait défaut au lieu de l’Autre.
L’ego de notre sujet n’a dès lors plus à répondre de rien, puisqu’il répond de tout : passedon, tu seras offert comme femme à tous ces êtres apparemment hommes qui incarnent le Maître à la présence implacable ; passe obligée ; passage des hommes de l’avenir. Hipdon : don propitiatoire où le bouc sacré se fera en toi chèvre sodomite. Hourra de l’issue aussi remarquable qu’éminente, enfin saisie.
Le meurtre du symbole, ce dont la privation vient à affecter le sujet pour aussi peu qu’il y soit entré, se retrouve dans la clinique même de l’automatisme mental. Notre sujet était livré, comme Schreber, à un « jeu forcé de la pensée », sous la forme inlassable de ce néologisme, hipdon-passedon, et l’on aura évidemment noté le jeu alterné des syllabes hip /don, passe /don, ainsi que le redoublement alterné de ces deux couples. C’est que, au moment où disparaissait le symbole, s’imposait une régression topique visant le maintien d’une symbolisation primordiale, mais n’aboutissant qu’à un jeu vide du signifiant sans signifié. Double redoublement, redoublant les phénomènes de doublure que sont l’écho et le commentaire.
Lacan disait, du psychotique, à propos de l’automatisme mental : « La seule façon de réagir qui puisse le rattacher à l’humanisation qu’il tend à perdre, c’est de perpétuellement se présenter dans ce menu commentaire du courant de la vie »1. Chez notre sujet, la tentative abortive de se suspendre à une humanité qui le fuit comme une outre percée n’existe plus que dans le bruit ridicule d’un commentaire porté sur l’insignifiance des gestes les plus ordinaires, dans sa répétition creuse, dont l’humanité ne vaut que comme répétition : elle est au psychotique ce que le une-deux de la marche est à la troupe des soldats ; elle bat la mesure ; elle essaie d’en faire un corps : hipdon, passe-don.
Note
1. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre III, « Les structures freudiennes des psychoses » 27 juin 1956.