Par Nicolas Dissez
Intervention au Laboratorio freudiano, à Rome, vendredi 10 avril 2015
Je vous remercie de votre invitation à venir débattre de ce thème des schizophrénies. Les questions posées par l’usage de ce terme me tiennent en effet à cœur et sont au centre des travaux actuels de l’Ecole Psychanalytique de Sainte-Anne. Ces questions, qui sont des questions de nomination, me semblent en effet engager des enjeux majeurs pour la psychiatrie actuelle dont vous savez qu’elle a adopté avec enthousiasme ce terme de schizophrénie pour l’étendre à l’ensemble du champ de la psychose voire le rabattre sur le registre du handicap. Il y a donc beaucoup à attendre de l’enseignement de Freud et de Lacan pour éclairer cette dérive et permettre d’envisager un autre accueil de ces patients. Cet effort qui est celui de l’Ecole de Sainte-Anne, nous avons donc proposé de le nommer psychiatrie lacanienne.
Vous le savez, nous devons le terme de schizophrénie à Eugen Bleuler. Psychiatre suisse et contemporain de Freud. Bleuler nait une année après Freud et tous deux ont, au début de leur parcours, des préoccupations étrangement proches : Bleuler va suivre les cours de Charcot à la Salpêtrière, il s’intéresse à l’aphasie et à l’hypnose. Plus tard, Bleuler formera plusieurs des proches de Freud : Carl Jung et Karl Abraham en particulier mais aussi Ludwig Binswanger. Bleuler rencontre Freud entre 1904 et 1906 et il participe au premier congrès international de psychanalyse en 1908. Après avoir publié « La psychanalyse de Freud », en 1910 Bleuler prend ses distances avec le fondateur de la psychanalyse et c’est en 1911 que paraît son texte sur « Dementia praecox ou groupe des schizophrénies ». Enfin, pour terminer ce parallèle, Eugen Bleuler meurt en juillet 1939, deux mois donc avant la disparition de Freud.
Ni Freud ni Lacan, cependant, ne feront usage du terme de Schizophrénie et aucun des deux ne reprendra à son compte celui de Spaltung – habituellement traduit par dissociation – qui constitue le concept central amené par Bleuler dans son texte de 1911, pour justifier du terme schizophrénie. Je vous propose donc d’éclairer les raisons pour lesquelles la psychanalyse a du mal à s’accommoder avec la théorisation d’Eugen Bleuler. Ces raisons me semblent liées à l’ambivalence essentielle de Bleuler à l’égard de la psychanalyse. Cette ambivalence – j’emploie ce terme à dessein puisque Bleuler lui donne une place importante dans son texte – est repérable au travers des deux termes essentiels introduits par Bleuler dans ce texte 1911, qui sont les termes de Spaltung et celui d’autisme.
Tout d’abord, la description que Bleuler fait de la dissociation psychique dans la schizophrénie, ne permet guère de la spécifier de la division du sujet. Ce terme de Spaltung est en effet d’un usage très courant en allemand, c’est celui que l’on utilise pour parler des tensions les plus habituelles de l’existence, par exemple lorsque l’on dit qu’un évènement vient diviser une famille. Cet usage du terme Spaltung ne semble guère compatible avec le phénomène très spécifique que Bleuler tente de lui donner, de même que le terme d’ambivalence. Le texte inachevé de Freud « Le clivage du moi dans les processus de défense », daté de janvier 1938, fait d’ailleurs un usage du terme de Spaltung pour spécifier un mécanisme tout à fait différent de celui que propose Bleuler.
Ensuite, la description que Bleuler donne de l’autisme, c’est-à-dire d’un retrait du monde qui serait spécifique dans le champ des psychoses, ne prend pas en compte le fait qu’habituellement, l’investissement du monde par le sujet se fait au prix d’une coloration sexuelle, érotisée, de ce monde, ce que la psychanalyse appelle signification phallique et qui est justement ce qui fait défaut dans la psychose. À défaut de ce repérage il devient problématique de distinguer ce qu’il en est d’un retrait du monde tel qu’il peut se produire dans des formes graves de névrose et ce qu’il en est de la perte de signification de l’existence telle qu’elle se produit dans la psychose. Cette ambivalence de Bleuler à l’égard de la construction freudienne se manifeste dans le terme même d’autisme que Bleuler a introduit. Comme l’indique Marcel Czermak, la construction par Bleuler de l’autisme se présente en effet comme une reprise de l’auto-érotisme freudien auquel on aurait retiré la dimension de l’éros. Ce que Marcel Czermak écrit : autoérotisme – éros = autisme.
Si le concept de schizophrénie peut nous interroger, ce n’est cependant pas en tant qu’il ne permettrait pas de reconnaître des patients, d’allure forts disparates mais que tout le monde paraît repérer dans la pratique sans trop de difficultés. Je vous propose de partir de ce premier constat qui a l’avantage de rassembler la plupart des cliniciens qui utilisent cette notion mais qui a l’inconvénient d’être une définition en creux, par la négative : peu ou prou (si l’on excepte le champ des paraphrénies sur lequel je reviendrai) la schizophrénie désigne toujours le pôle non paranoïaque des psychoses chroniques. L’apport du terme de schizophrénie de ce point de vue ne change rien à la répartition qui prévalait avant le texte de Bleuler, les patients qui seront désignés sous ce terme se substituant peu ou prou à ceux regroupés sous l’expression de démence précoce amenée par Emil Kraepelin. La question est de savoir ce que nous identifions quand nous parlons de patients schizophrènes, c’est-à-dire de cerner le caractère distinctif qui spécifie ces patients. Pour Kraepelin c’est l’évolution vers le déficit, pour Bleuler qui ne remet aucunement le caractère organique de cette pathologie, c’est le syndrome dissociatif. Contrairement à bon nombre de leurs élèves qui vont progressivement adopter cette nomination, ni Freud ni Lacan ne s’accorderont avec Bleuler sur le choix de ce terme ni sur le fait que cette notion de Spaltung pourrait venir constituer le trait distinctif de ces patients.
Cette position est celle de Freud lorsque, en 1911, informé des travaux de Bleuler, il propose dans son texte consacré au Président Schreber, de séparer ce champ entre le registre des paranoïas et celui de ce qu’il propose d’appeler « paraphrénie » qui désigne peu ou prou les patients atteints de schizophrénie mais pour lesquels il récuse le terme de Spaltung, de dissociation, utilisé par Bleuler pour les spécifier. Je vous cite le texte de Freud : « Je pense que Kraepelin a eu parfaitement raison de séparer une grande partie de ce qui jusqu’alors avait été appelé paranoïa et de la fondre avec la catatonie et d’autres entités morbides en une nouvelle entité clinique, bien qu’à la vérité le nom de « démence précoce » soit tout particulièrement mal choisi pour désigner celle-ci. Le terme de schizophrénie, créé par Bleuler pour désigner le même ensemble d’entités morbides, prête également à cette critique : le terme de schizophrénie ne nous paraît bon qu’aussi longtemps que nous oublions sons sens littéral. Car sans cela il préjuge de la nature de l’affection en employant pour la désigner un caractère de celle-ci théoriquement postulé, un caractère, en outre, qui n’appartient pas à cette affection seule et qui, à la lumière d’autres considérations ne saurait être regardé comme son caractère essentiel. »
Jacques Lacan reprend la difficulté au début de son enseignement, lorsque, abordant le champ des psychoses par celui des paranoïas, il distingue une ligne de partage nette entre paranoïas et schizophrénies mais, se soutenant de sa tripartition entre réel symbolique et imaginaire, il fait, me semble-t-il, un pas de plus. Il indique ainsi dans son séminaire de l’année 1955 consacré aux structures freudienne des psychoses : « Que veut dire paranoïas ? Que veut dire schizophrénie ? Paranoïa à la différence de schizophrénie est toujours en relation avec l’aliénation imaginaire du moi. » Puis un peu plus loin « Prendre l’imaginaire pour du réel est ce qui caractérise la paranoïa. » Cette formulation spécifie la paranoïa par le registre du délire. On sait que quelques années plus tard dans sa « réponse au commentaire de Jean Hippolyte », Jacques Lacan définira le schizophrène comme « celui pour qui tout le symbolique est réel ». Il me semble possible d’éclairer cette formule par la clinique de la schizophasie, contexte clinique que l’on classe habituellement dans le champ des schizophrénies où c’est bien l’ensemble du langage qui prend une forme néologique, qui en vient à perdre toute modalité métaphorique.
Soulignons cependant que, dans la suite de son enseignement, Lacan n’emploie guère le terme de schizophrénie que lorsqu’il cite d’autres auteurs, par exemple les textes classiques de la psychanalyse anglaise ou certain de ses élèves de l’Ecole Freudienne, voire sur un mode plus allusif les travaux de Deleuze et Guattari, encore ne le fait-t-il qu’épisodiquement et lorsqu’il emploie pour son propre compte ce terme c’est avec des précautions oratoires du style « ce que l’on appelle schizophrène » comme s’il se trouvait contraint d’utiliser un terme qui diffuse dans son propre champ alors que lui-même ne lui attribue pas la valeur qu’il donne à celui de paranoïa. On peut également noter que lorsque Jacques Lacan utilise dans son enseignement le terme de Spaltung, c’est presque exclusivement en référence au texte sur lequel Freud termine son œuvre, « Le clivage du moi dans les processus de défense » et pratiquement jamais en référence aux travaux de Bleuler sur la Spaltung comme dissociation schizophrénique.
Si donc je vous propose, en avançant ce terme de psychiatrie lacanienne, une lecture des structures lacaniennes des psychoses, Je ne peux que laisser de côté le registre des psychoses aigues ou bouffées délirantes aiguës dont le statut est remis en cause par le registre de la structure. Je ne parlerai pas non plus aujourd’hui du registre très riche de la psychose maniaco-dépressive à laquelle une lecture lacanienne peut beaucoup apporter, les dernières journées de l’Ecole Psychanalytique de Sainte-Anne s’y sont consacrées. A la faveur d’une lecture lacanienne, le champ des psychoses chroniques me paraît se structurer en trois pôles, l’un celui des paranoïas, est aliéné au registre du moi quand l’autre celui des paraphrénies consacre la disparition de ce registre du moi. Le dernier pôle, celui qui concerne ces patients dits schizophrènes, voit se déliter progressivement ce registre spéculaire du moi, toute la question étant de savoir si ce que Bleuler nomme Spaltung peut venir caractériser et spécifier cette clinique. Je vous propose d’examiner la possibilité que l’enseignement de Jacques Lacan permette de préciser analytiquement, sur un autre mode donc que celui amené par Eugen Bleuler, le registre qui viendrait spécifier ce pôle non paranoïaque et non paraphrénique des psychoses chroniques. Je vais pour cela me soutenir d’un certain nombre de citations successives, extraites de l’enseignement de Jacques Lacan.
Au cours du séminaire consacré aux structures freudiennes des psychoses, en 1955, en une occasion qui semble tout à fait exceptionnelle, Lacan semble malgré tout se soutenir de cette notion bleulérienne de Spaltung. Je vous cite ce passage : « Le phénomène de la Spaltung peut-être là légitimement évoquée et si tant est que nous admettions l’existence de quelqu’un qui peut parler dans une langue qu’il ignore complètement, c’est la métaphore que nous choisissons pour dire ce qu’il ignore dans la psychose. » Cette définition, constitue donc un premier pas pour préciser ce que la psychanalyse pourrait reprendre à son compte de cette notion de dissociation.
Peut-être peut-on faire un pas supplémentaire, pour essayer d’éclairer un peu plus ces tableaux cliniques regroupés sous le terme de schizophrénie, c’est-à-dire pour essayer de les caractériser d’une façon un peu différente de celle proposée par Eugen Bleuler. Je vous propose pour cela de reprendre un certain nombre de formulations de Jacques Lacan avancées au cours de l’année 1972. On retrouve ces formulations de manière assez proche, à la fois dans ce texte qui s’appelle « L’étourdit », et dans une intervention le 14 octobre 1972 lors d’une séance extraordinaire de l’école belge de psychanalyse. Je vous la cite : « C’est une façon d’éclairer une certaine chose qui s’appellent la schizophrénie, c’est de dire que là, le langage ne réussit pas à mordre, à savoir que (…) s’il y a quelque chose dans quoi baigne le schizophrène, c’est devant ce maniement, enfin, affolé du langage, simplement il n’arrive pas à le faire mordre sur le corps ». Il s’agit donc pour nous d’éclairer ces modalités selon lesquelles « le langage peut mordre sur le corps », notion proche me semble-t-il de ce que Charles Melman appelle « la dénaturation de l’organisme par le langage », pour essayer de repérer, dans la schizophrénie, les effets du défaut de cette prise du corps par le langage.
Je voudrais d’abord brièvement souligner ici combien cette dénaturation de l’organisme par le langage se traduit en terme de modification du rythme du corps. Freud indique ainsi dans « Malaise dans la civilisation » que le passage de l’instinct chez l’animal à la pulsion chez l’homme trouve sa traduction essentielle dans la modification du rythme de la sexualité. Chez l’animal la sexualité est déterminée par les changements de formes de la nature, c’est-à-dire par le rythme des saisons. Chez l’homme, la dénaturation de l’organisme par le langage se traduit d’abord dans ce fait que la sexualité s’y organise selon un rythme propre à chaque sujet. C’est bien cette modification qui vient séparer, chez l’être humain, la périodicité de la fonction reproductrice et le rythme de la sexualité.
Lacan, au cours du séminaire sur les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, va d’ailleurs caractériser l’inconscient par un registre de pulsation temporelle. L’expérience de la cure confirme dans la névrose ce caractère pulsatile de l’inconscient. Celui-ci ne s’y manifeste effectivement que sur un mode épisodique, disparaissant aussitôt qu’apparu. Je vous propose donc de considérer que la dénaturation de l’organisme par le langage se manifeste en premier lieu par l’inscription dans l’organisme de cette pulsation que Lacan évoque au titre de la « pulsation de l’inconscient » ou de la « pulsation du sujet ». Ce n’est probablement pas par hasard, si ce sont les formes les plus sévères des descriptions regroupées sous le terme de schizophrénie, je veux parler de la catatonie, qui nous permettent de repérer ces situations au cours desquelles « le langage ne réussit pas à mordre sur le corps », autrement dit ces situations où toute pulsation semble progressivement déserter l’organisme.
Notons tout d’abord que, la grande variabilité de description des tableaux cliniques qui constituent le groupe des schizophrénies ne concerne pas la catatonie. La description de cette entité, introduite par Kahlbaum en 1874, est d’une remarquable fixité. Elle est reprise sans modification aussi bien par Kraepelin que par Bleuler voire par les classifications internationales modernes.
Cette description permet de poser la question de savoir comment une entité psychique peut se traduire non seulement par une désorganisation de la personnalité, mais par un dérèglement du corps, de l’organisme lui-même, jusqu’à l’atteinte de ses fonctions vitales. Je rappelle ici comment Stauder, en 1934, a pu décrire des tableaux de catatonie aiguë mortelle, c’est-à-dire dans le cadre de cette catatonie, la survenue de morts brutales sans étiologies retrouvées, « sine materia » comme savent l’indiquer les rapports d’autopsies qui peuvent être pratiquées dans ces circonstances. Il semble donc bien que, dans ces contextes cliniques dramatiques, la désymbolisation dans laquelle le corps se trouve pris se traduit, non seulement par cette rigidité, cette flexibilité cireuse, cette perte de la souplesse musculaire qui est repéré dans le syndrome cataleptique, mais également par une perte de la pulsatilité normale de l’organisme, celle qui se traduit dans la disparition de l’oscillation veille-sommeil, dans la perte du rythme de la marche ou dans l’arrêt du météorisme intestinal voire dans celui de la pulsation cardiaque. C’est bien en effet un arrêt de cette pulsation qui vient se manifester par un arrêt complet du transit intestinal, voire par un arrêt cardiaque inopiné qui vient, le plus souvent, expliquer la survenue de décès brutaux chez ces patients catatoniques.
Marcel Czermak, souligne régulièrement, dans le fil de l’enseignement de Jacques Lacan, que « Le psychotique est celui à qui manque un discours pour lier ses organes en fonction ». Il souligne ainsi que le discours est non seulement ce qui vient mettre en place le registre du sujet mais également une pulsation de l’organisme, une prise de l’organique dans ce que Lacan appelle la pulsation de l’inconscient. Cette opération est ce qui constitue la véritable dénaturation de l’organisme par le langage. Il me semble possible de souligner que le défaut de prise dans cette pulsation de l’inconscient expose les formes les plus graves de psychoses, dont la catatonie, à l’arrêt de toute pulsatilité de l’organisme. Peut-être n’est-ce pas par hasard si c’est la dimension du rythme qui est la plus à même à nous évoquer le registre du vivant. Un certain nombre de faits cliniques connus de tous, mais restés sans explication comme la fixité du regard me paraît s’intégrer à cette perte de pulsatilité de l’organisme dans le cas des formes les plus graves de psychoses chroniques. Tout ce qui dans l’organisme fonctionne habituellement sur un mode rythmé peut, dans ces situations, s’interrompre brutalement avec des conséquences qui peuvent se révéler mortelles.
Pour compléter la liste de ces tableaux psychotiques dans lesquels c’est un corps dé-métaphorisé qui vient occuper le premier plan, il me semble possible d’indiquer que le registre de l’hypochondrie, habituellement regroupés dans le cadre des schizophrénies, peut également être éclairé par cette formulation selon laquelle « le langage n’aurait pas mordu sur le corps ». À défaut de cette morsure du langage sur le corps, celui-ci prend une allure de « corps étranger », il ne se manifeste plus que sur le mode d’un Réel à éliminer, à extraire, comme un objet inassimilable et baladeur, pour reprendre, là encore, les termes de Marcel Czermak.
Cette absence de prise du langage sur le corps a également des conséquences sur la constitution du sujet. Le langage, détaché de toute prise sur le corps, vient fonctionner sur un mode autonome ne permettant plus au sujet de s’y reconnaître en tant que tel. C’est dans les descriptions des psychoses à base d’automatisme, décrites par Clérambault mais également présentes dans le texte de Bleuler, que l’on pourrait trouver une illustration des modalités dont le langage, à défaut d’avoir mordu sur le corps, vient se manifester sur un mode imposé, parasitaire, jusqu’à se manifester sur le registre de l’automatisme moteur, du syndrome d’influence c’est-à-dire d’une prise de commande du langage sur ce corps, sur lequel il n’a pas mordu. J’anticipe ici sur les prochaines journées annuelles de L’Ecole Psychanalytique de Sainte-Anne qui se consacreront à l’étude de l’Automatisme Mental et plus spécialement au cas d’un patient examiné en 1976 par jacques Lacan à l’Hôpital Sainte-Anne et nommé par celui-ci, « l’homme aux paroles imposées ». La notion d’un langage qui n’aurait pas mordu sur le corps mais aussi de l’automatisme mental comme effort pour retrouver une place dans le langage me semble pouvoir ici éclairer les questions soulevées par cette clinique.
Jacques Lacan, après s’être entretenu avec ce patient soulignera à son sujet lors de la séance qui suivra lors de son séminaire : « C’est bien en quoi ce qu’on appelle un malade va quelque fois plus loin que ce qu’on appelle un homme normal. La question est plutôt de savoir pourquoi est-ce qu’un homme normal, dit normal, ne s’aperçoit pas que la parole est un parasite ; que la parole est un placage ; que la parole est la forme de cancer dont l’homme est affligé. Comment est-ce qu’il y en a qui vont jusqu’à le sentir ? » Vous entendez ici comment la problématique s’inverse : c’est parce que, chez l’homme dit normal, le langage a mordu sur le corps, que celui-ci peut avoir le sentiment que sa parole, ou sa pensée, lui appartient, qu’il ne s’aperçoit pas que la parole est en fait essentiellement parasitaire, ce dont témoignent les patient atteint d’un automatisme mental lorsqu’ils soulignent que leur pensées, ou leurs paroles leur sont imposées. C’est ici que, peut-être, nous retrouvons ledit syndrome dissociatif, la Spaltung d’Eugen Bleuler, lorsqu’au début de son entretien avec Jacques Lacan ce patient précise : « Je suis un peu disjoint au point de vue langage, disjoint au niveau du langage », disjonction qui semble correspondre à l’écart entre les paroles que le patient ressent comme imposées et celle qu’il considère comme siennes et qu’il nomme pensées réflexives.
Si donc j’essaye de reprendre l’effort de Lacan pour définir analytiquement ce qui spécifie la position des patients dits schizophrènes, c’est par ce fait que chez ces patients le langage ne parvient pas à mordre sur le corps, et des conséquences qui en résultent qu’il me paraît possible de rassembler la symptomatologie décrite de longue date par Morel, Kraepelin puis par Bleuler. Cette impossibilité du langage à mordre sur le corps détermine d’un côté le fonctionnement d’un organisme qui n’est plus dénaturé par le langage qui perd la pulsatilité caractéristique du fonctionnement de l’inconscient pour déterminer cette fixité caractéristique de la catatonie ou qui se manifeste dans son registre réel dans l’hypochondrie. Sur un autre bord, celui de ce langage qui n’a plus de prise sur l’organisme, on assiste à cet affolement du langage, cette autonomisation progressive de la langue qui se manifeste de plus en plus clairement dans son registre parasitaire dans l’automatisme mental ou qui, décrite sous le terme de schizophasie, correspond à cette modalité dont un patient peut être amené à « parler dans une langue qu’il ignore complètement ».
Je souhaiterais conclure sur les conséquences politiques des nominations que nous choisissons pour dénommer les difficultés que rencontrent nos patients. La semaine dernière à Sainte-Anne, Dominique Delage rappelait les propos d’Albert Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », pour souligner combien cette formule vaut pour le choix des termes diagnostiques dont nous faisons usage. Le terme de schizophrénie, comme celui de bipolarité, permettent de vérifier les conséquences d’une nomination approximative ou par trop imaginaire. La bipolarité en se soutenant du concept d’humeur permet la diffusion à grand frais de molécules, dites régulatrices de l’humeur, pour quiconque rencontre une difficulté inhérente à l’existence. Un deuil ou une séparation, modifiant l’humeur, justifient ainsi de la prescription d’un régulateur de l’humeur. La notion de schizophrénie se trouve également soumise à une extension progressive, envahissant tout le champ des psychoses chroniques. Parallèlement, la notion de Spaltung, parce qu’elle sous-tend l’imaginaire d’une « partie saine du moi » qui serait à même de lutter contre la pathologie, expose nos patients à une « responsabilité atténuée » qui conduit à leur pénalisation. La construction de Bleuler, qui sous-tend toujours les classifications nosologiques actuelles, ne permet pas de s’opposer suffisamment fermement, dans le cadre des rapports d’expertise demandés par les tribunaux, au mouvement général de pénalisation des malades mentaux qui renvoie nos patients les plus graves dans les prisons, dans des lieux où il n’est guère possible de leur prodiguer les soins adaptés qui leur seraient nécessaires.