Séminaire au CMPP de la MGEN, le 19 novembre 2018
Par Elsa Caruelle-Quilin
J’aurais voulu aujourd’hui poser la question du transfert dans les psychoses. Comment articuler l’affirmation de Freud que les psychotiques seraient inaptes au transfert, et celle de Marcel Czermak que les psychotiques résisteraient mal au transfert ? Lorsque Lacan publie son premier cas, une érotomanie, il la nomme Aimé, ce qui n’est pas sans évoquer la question de l’amour de transfert. Mais précisément, s’agit-il dans la psychose d’un amour de transfert ? Même dans l’érotomanie, il n’est pas si sûr qu’il faille trop vite répondre oui.
Freud fait l’hypothèse, dans ce qu’il appelle alors les névroses narcissiques d’une régression au narcissisme originaire. Je le cite : « ils détournent leur interêt du monde extérieur (personnes et choses). Par suite de cette dernière transformation, ils se soustraient à l’influence de la psychanalyse et deviennent inaccessibles à nos efforts pour les guérir. (Pour introduire le narcissisme, 1914)
On note ici l’idéal médical de guérison et la temporalité de l’après-coup, la temporalité de l’inscription que ça suppose : il aura été guéri. La temporalité du constat clinique. Cette soustraction freudienne à l’influence de la psychanalyse, c’est ce que les classiques avaient nommés le négativisme de la psychose. Mais cette réticence, il me semble, est à la mesure de l’irrésistibilité du transfert (et non pas du narcissisme originaire). Si ce n’est pas l’amour de transfert freudien, ce n’est pas non plus le transfert lacanien au sens du transfert au sujet supposé savoir, celui censé provoquer l’amour justement. Même si l’un des patients dont nous parlerons tout à l’heure commence systématiquement ses phrases par « vous savez », ce n’est pas de ça dont il s’agit. Ce savoir là n’a rien de supposé. Dans le transfert, il s’agit au contraire de le barrer. Dans un éternel retour du même, je réponds systématiquement « non, je ne sais pas … » Il faut toujours être attentif, il me semble, lorsqu’un patient vous demande, l’air de rien, de « deviner » ou si « vous voyez ce qu’il veut dire »: le syndrome de devinement des pensées n’est jamais très loin… Je pense à Paul notamment qui insistait compulsivement « vas-y, devine ! » L’air de rien dans un jeu, il insistait jusqu’à préciser : « vas-y devine, lis dans ma tête ! ». Il me semble que, face à un psychotique, c’est à dire face à celui qui prend réellement les mots au sérieux, il s’agit pour nous d’être très attentif à désamorcer ce transfert là. Il s’agit d’être très attentif donc, à désamorcer notre savoir, à promouvoir, je cite Lacan dans l’Ethique, « l’articulation essentielle du non-savoir, comme valeur dynamique ». Je pose la question du mouvement, de la dynamique – en opposition au savoir de l’analyste – comme pierre d’attente.
Freud, 1917, introduction à la psychanalyse : « L’observation montre que les malades atteints de névrose narcissique ne possèdent pas la faculté du transfert ou n’en présentent que des restes insignifiants…. aussi le mécanisme de la guérison, si efficace chez les autres et qui consistent à ranimer le conflit pathogène et à surmonter la résistance opposée par le refoulement, ne se laisse-t-il pas établir chez eux, ils restent ce qu’ils sont ».
1912, dans la technique psychanalytique, Freud, comme toujours, complexifie sa position : « les psychoses, les états confusionnels, les mélancolies profondes, je dirais presque toxiques, ne ressortissent pas à la psychanalyse, du moins telle qu’on la pratique jusqu’ici. Il ne serait pas du tout impossible que ces contre-indications cessassent d’exister si l’on modifiait la méthode de façon adéquate et qu’ainsi puisse être constituée une psychothérapie des psychoses ».
A quelles conditions est-il possible que les psychotiques ne restent pas, pour reprendre la citation de Freud « ce qu’ils sont » ? C’est une autre manière de demander, il me semble, ce que serait le transfert dans la psychose. Il me semble que l’enjeu est de taille, comme à chaque fois que se dresse la tentation de l’être de l’autre. L’histoire a pu nous en fournir quelques occurrences… L’impossible être de l’Autre, c’est ce que Lacan a pu, je crois appeler l’impossible du rapport sexuel. L’être est un fantasme, il me semble que c’est le réel qu’impose la cure des psychotiques, ce qui n’est pas sans effet sur l’analyste. Pour opérer, l’analyste en effet, doit renoncer à l’être, celui de son patient comme du sien. C’est vrai aussi dans la cure d’un névrosé mais face à la psychose, c’est vital. Dans la psychose, la fixité, celle du Cotard ou de la catatonie, peut-être mortelle. Le passage à l’acte (celui de l’être) est un risque constant, la mort du sujet se répète, souvent plusieurs fois au cours d’une cure. Aussi loin que pousse la fixité de la psychose, c’est à dire son être, quelque chose il me semble, doit résister, quelque chose qu’on pourrait appeler l’éthique de l’analyste.
Pour Freud, le transfert répète au lieu de se souvenir « la répétition est le transfert du passé oubli ». (Les écrits techniques). La psychose ne connait pas cette réflexivité de la mémoire, l’anhistoricité. Est un symptôme repéré par les classiques. Le sujet ne se retourne par sur lui-même ; vous aurez reconnu, bien sûr, le retournement mythique de l’enfant face au miroir, le retournement sur soi qui fonde notre mémoire et notre temporalité de l’après-coup. Dans la psychose, le présent de la séance, c’est le temps. D’où l’impossible fin de la séance, la question d’une séance infinie dont nous avons parlé l’année dernière. L’autre jour, je me suis vue regardée par ma fille, je me suis sentie devenir un souvenir, je me suis sentie m’inscrire dans sa mémoire. Cette temporalité là, c’est précisément celle que n’inscrit pas le psychotique. Chaque séance court alors son risque dans un éternel retour, chaque séance s’écrit sur du sable.
Lacan repère dès le séminaire 3 qu’une analyse peut déclencher des les premiers moments une psychose latente, danger repéré par Marcel Czermak avec « la grande oreille de l’Autre ». Entre la fureur thérapeutique et le laisser en plan, opérer dans la psychose ne consiste pas, il me semble, dans un faire ou ne pas faire mais dans un transfert, et peut-être, plus directement, dans ce qu’il faut bien appeler le transfert de l’analyste, ou peut-être mieux, son désir. C’est peut-être d’ailleurs le réel de toute cure mais dans la psychose, contrairement à la névrose, la vérité du patient ne le protège pas dans ce réel là. Le champ opératoire pour filer la métaphore chirurgicale, c’est ce que l’analyste ne sait pas, c’est à dire son désir.
Il m’est arrivé que Jean me dise « Avant j’avais un trou, maintenant j’ai un nœud ». Il avait déjà fait plusieurs montages, pendant plusieurs séances : des tubes, des trous où il passait des fils pour faire des nœuds, pour « différencier le trou du début et le trou de la fin », ce qui effectivement est une nécessité logique fondamentale pour pouvoir vivre. C’est un patient dont nous avons beaucoup parlé l’année dernière, à propos de ce qu’on a pu appeler la mort du sujet. Le patient au hibou pour ceux qui étaient là. Un patient donc avec un rapport à la mort très direct, très cru, un rapport à la mort – disons – non refoulé, un rapport à la fin du temps. « La mort, disait-il, c’est quand il n’y a plus de temps ».
Une fois, il avait même poussé le transfert jusqu’à tirer de cet enchevêtrement de fils trois fils, qu’il avait continué par trois tracés sur le sol. Il avait écrit 1, 2, 3, puis il avait dit : « s’il se joignent c’est la sortie [il avait tracé la jonction des trois et écrit « sortie »], sinon, c’est la prison » …. Pour ceux qui connaissent mon engagement dans la topologie, comment est-ce possible qu’il me dise ça à moi ? Est-ce de la suggestion ? Il a pu effectivement m’arriver, comme il ne parvenait pas à nouer ses nombreux fils, de lui montrer comment faire un nœud : dessus/dessous/dessus.
Est-ce de la suggestion donc ? C’est possible, la fin de la séance le laisserait croire. C’est la veille des vacances, Jean est alors dans l’impossibilité de sortir de la séance, il s’effondre dans l’angoisse : « Je veux rester pour toujours ». J’ai beau souligner la suspension, non pas la coupure, du travail, que le temps continue entre les séances, qu’il reviendra toujours, rien n’y fait, sa détresse est sans appel. Je me suis sans doute trop intéressée durant la séance : Il faut amortir le transfert, il faut retrouver les conditions d’une résistance au transfert. Côte à côte, nous rangeons le matériel, je dis des banalités, que la journée doit continuer, je lui dis que je dois me rendre, moi aussi, chez mon analyste. Il se calme. Il demande alors quel âge a mon enfant, je réponds, puis : « Est-ce que tu as une maman, toi ? » Je réponds qu’il est impossible de ne pas avoir de maman. Quel est l’enjeu de cette séquence si ce n’est l’incarnation de l’analyste comme petit autre, la condition à laquelle il consentira sortir de séance, c’est à dire à résister au transfert.
Au delà d’une suggestion de ma part, au delà. de ma demande, il me semble que ce que Jean a interprété là, c’est mon désir, mon désir d’analyste. Je pourrais presque dire que j’ai reçu de Jean mon propre message sous forme directe. Vous savez, bien sûr, que c’est ce que Lacan dit précisément du psychotique, qu’il reçoit son message de l’Autre sous forme directe, ce que Schreber avait pu repérer lui aussi : « les voix sont renseignées aux bonnes sources ». Est-ce précisément de la même manière que Jean est renseigné aux bonnes sources ? Il m’est arrivé jeudi dernier, Bettina Gruber m’en est témoin, que ce même patient évoque une certaine madame Czermak qui serait là dans la séance… Qu’est-ce que ce transfert, si tant est que s’en soit un. Si nous le nommons tel, il nous faudra bien reconnaitre que ce n’est pas ce que Freud a appelé l’amour de transfert, c’est d’autre chose dont il s’agit.
Lacan a pu dire de Gérard Lumeroy que c’était une psychose lacanienne, ce qui ouvre la question de sa savoir s’il aurait-été le même s’il avait parlé à Mélanie Klein, c’est à dire la question de la responsabilité du désir de l’analyste dans ce qui se dit, dans ce qui est.
Dans le séminaire que nous tenions l’année dernière à l’Ali sur les psychoses non lacaniennes précisément, nous avons entendu que Pankow réalisait ce qu’elle appelait des greffes de transfert. On est en plein, avec la greffe, dans la question de l’opération clinique en jeu à Saint-Anne cette année. De quoi ça parlait cette greffe ? Ça parlait du transfert. Nous avions rencontré aussi, à l’occasion de ce séminaire, Françoise Davoine. Elle parlait d’interférences, elle aussi dans le transfert. Par hasard, il me semble que c’était comme ça qu’elle disait, par coïncidence, l’inconscient de l’analyste et le réel du patient se rencontraient. Nous ne sommes pas loin il me semble, de l’idée d’une greffe là aussi, une greffe de l’inconscient de l’analyste…
Avec ce terme de greffe, le corps est engagé. Ça me rappelle la séance de Paul qui, après toute une série de séances inscrites dans la durée, arrive avec des « mots/maux de tête ». Il ne peut pas parler dit-il. Il s’allonge par terre, figé, mutique, les yeux clos, la réticence et le négativisme ont fait retour, brutalement. J’ai fini par m’allonger par terre, dans la même position, longtemps. C’est d’abord seulement nos respirations en écho, puis en alternance, le jeu recommence. Ensuite le regard, les corps se redressent, face à face, il rit : « T’es pas dans la vie », « T’es pas dans la vraie vie » …. Il propose un jeu : « Pierre, feuille, ciseau »… Nous rions puis on se dit au revoir, il me demande en jubilant: « Comment est-ce que vous faites ça ? Cette réanimation est très précaire bien sûr, Françoise Davoine insistait sur l’éternel retour, sur le fait que l’opération est toujours à refaire…à moins que, de surcroit, un patient ne produise ce qu’on appelle un sinthome, mais ça c’est à la charge du patient. A moins de suggestion précisément, ce n’est pas notre partie. Du coté de l’analyste, il ne s’agit pas tant d’opérer il me semble, ce qui serait la responsabilité du patient, que de produire les conditions de possibilité d’une opération. Là serait, il me semble, la responsabilité de l’analyste.
Il y a quelques jours, Jerôme arrive pour le groupe d’observation (Trois séances préliminaires en groupe en vue d’une évaluation clinique). La mère décrit des jets d’objets immotivés par les fenêtres, ils vivent cloitrés : la crainte du psychiatre et de l’équipe, et peut-être même de la mère, c’est que subitement ce soit lui, en tant qu’objet qui soit happé par le trou irrésistible de la fenêtre… Une séance, après le vide, la jubilation survient dans le transfert. Il se met à jeter des objets dans ce qu’il appelle « le trou « [le tonneau bleu] ou plus précisément « sur le trou » dit-il. J’écris trou sur le trou. Je lui demande à quoi ça sert un trou « un trou ça sert à tomber ». On entend bien la possibilité que ce soit lui l’objet qui tombe « sur » le trou (ça sert à tomber, non pas à faire tomber). Est-ce une folie de croire que la répétition jubilatoire de la chute de l’objet sur le trou mais dans le transfert, le protège, même précairement du passage à l’acte ?
La séance suivante, Jérôme est vide de nouveau les gestes sont stéréotypés, le négativisme le protège, puis il s’appuie sur mon corps, il dessine.
Jérôme : ici, le rond il passe tout le tour
Thérapeute : c’est le tour de quoi, qu’est ce qui se passe quand on fait le tour ?
Jérôme : ça fait un point, ça fait un rond, ça fait un corps. Ici c’est un corps, ici c’est un rond, ici c’est un pied, ici c’est une oreille
Thérapeute : c’est le corps de qui ?
Jérôme : c’est le corps de maman
Thérapeute : c’est le corps de maman ou c’est ton corps ?
Jérôme : c’est le corps de ma maman, c’est le tour de maman
Là encore, si nous voulons appeler ce corps à corps transfert, il va falloir préciser de quoi nous parlons, ce n’est pas l’amour de transfert décrit par Freud il me semble. Quel est ce point de contact, ici réel, qui fait surgir un mouvement, une transformation, je cite Jérôme : « ça fait un point, ça fait, un rond, ça fait un corps » ?
Dans le squiggle de Winnicott, le maître-mot, c’est la transformation. Il s’agit de transformer le squiggle de l’autre, de produire une forme à partir de la trace d’un mouvement de l’autre. C’est une opération, cette transformation. La transformation, chez Winnicott précède le constat, la transformation est la condition du constat à moins qu’on ne puisse dire que la transformation c’est le constat. Il me semble qu’il pourrait s’agir, dans cette transformation, du désir de l’analyste demeuré désir, c’est-à-dire d’un désir non encore retourné sur la jouissance du constat clinique, de l’invocation de l’être.
Winnicott part de l’hypothèse du narcissisme originaire, du passage entre le subjectif pur et l’objectivité. Nous partons, avec Lacan, de l’hypothèse inverse. Nous sommes avant le stade du miroir, la subjectivité est pour nous une conquête. Dans le miroir concave, contrairement au miroir plan du stade du miroir, le sujet en devenir ne peut pas « se voir ». La responsabilité de l’Autre est radicale, c’est une altérité par et pour l’Autre analyste, en deçà de la singularité fixe du stade du miroir. Le rapport de l’analyste à l’aire transitionnelle, c’est-à-dire à l’aire de transformation, apparaît ici comme fondamental voire fondateur.
Cet espace transitionnel, c’est le sujet en devenir, en tant que déjà marqué par la perte : il n’y a pas d’étape présymbolique pour l’être humain. Cette perte anticipée, ça ne parle que de ça dans l’espace entre la mère et l’enfant : « où est le doudou ? », « On a perdu le doudou », « N’oublie pas ton doudou ». Si ce n’est pas encore l’objet perdu, c’est déjà sa possibilité. En ce sens, la bobine au bout du fil de Freud est un objet transitionnel, c’est le sujet primordial dont la perte si elle n’est pas encore symbolisée est déjà anticipée. Entre deux signifiants, Fort-Da, entre deux morts, la bobine au bout du fil du transfert est un mouvement qui ne tient qu’à un fil, toujours à relancer, toujours à retenir au bord du précipice.
Sortir de cette aire transitionnelle livre la psychose au passage a l’acte, à l’éjection de l’objet : je vous rappelle le fantasme que Jérôme ne saute par la fenêtre. Cette réduction à l’objet, à l’être, à la fixité mortelle est une aspiration à laquelle résiste le fil, le mouvement qui retient la bobine. Il me semble que l’écart, à fortiori parce qu’il est précaire, entre la position du psychotique dans le transfert et l’être de l’objet est la condition d’une opération possible.
Si j’écoute Paul, effectivement, l’objet le guette. Pendant plusieurs séances, il exige d’être enfermé dans le tonneau. Il est dans le trou, enfermé dans le trou, « enterré ». Mais voilà que dans le transfert, qu’il faut « trouer le trou ». Nous devons alors, ensemble, rajouter une surface en carton, rajouter une surface pour pouvoir la trouer, pour procéder à cette étrange opération… Il trace le bord du trou. Depuis l’intérieur, il me demande de couper. « Ça y est, je vois un trou, je vois un œil ». Cette opération va se poursuivre sur plusieurs séances. Un espace c’est aussi, il me semble, une durée : pour qu’il y ait un espace, il faut que ça dure. Et pour Paul, happé par tous les objets comme des trous noirs spatio-temporels, pour la première fois peut-être ça dure… Qu’est-ce qu’un trou dans un trou ? Il est peut-être moins nécessaire de répondre à cette question que de l’ouvrir. Paul, en tout cas, récupère systématiquement depuis l’intérieur du trou, ce qui tombe des trous, des paires d’yeux, pour les donner, en fin de séance à son père : ce reste, c’est le « nombre père » dira-t-il…
Ouvrir la question donc de cet écart entre un trou qui se referme et un trou dans le trou, ouvrir la question plutôt que d’y répondre, dépend, il me semble, de la position de l’analyste eu égard à sa jouissance. Lacan, l’éthique de la psychanalyse : « ce que nous appelons désir, ce n’est pas le nouvel objet, ni l’objet d’avant, c’est le changement d’objet en soi-même » …
Pierre pose, comme nombre de patients psychotiques la question du temps dans le transfert, la question du temps comme transfert. Ce jour-là, j’ai quelques minutes de retard.
P – 5 h de retard c’est trop long.… attendre quelques heures ça prend du temps… ça prend trop long, c’est vraiment très dur pour attendre… Là vous êtes en retard chaque jour…
E – Chaque jour je vous fais attendre
P – Vous êtes un peu long… C’est dur attendre, le passé, le futur, le temps, le voyage chaque temps ça sera long pour toujours, le temps pour ralentir, faire une pause et arrêter (…) si on ralentit le temps ça va reculer, et si on avance c’est avancer dans le temps, mais si on recule en arrière ça sera long. (…) Pour avancer dans le temps, il faut pousser les jours, quand on recule, il faut recommencer dès le début.
[J’ouvre une bouteille de coca]
P – Vous savez, y a une bouteille, qui (…) dans l’espace ; si on la boit, le temps fait (…) mettre la bouteille dans la poubelle. Quand le temps il est cassé (…) il fait une crise cardiaque, quand il fait une crise cardiaque, il est mort. En fait si lui il boit (…) il ne contrôle plus le temps, il fait une crise cardiaque. (…) faut pas boire la bouteille.
La soumission entière, bien qu’avertie, aux positions subjective du patient je joue peut-être là, je jetterai la bouteille. Cette perte de l’objet chez l’analyste, on l’entend est la condition du temps : l’objet de l’analyste, sa jouissance c’est la mort du sujet psychotique. Cette perte de l’objet de l’analyste (la bouteille) continue le temps jusqu’à la séance suivante.
La séance suivante commence par un problème de connexion. Il parle de connexion internet, de « baisse » de connexion.
P – Pour rester connecté, et ben, faut rester là…. [je passe un peu]
E – Vous êtes connecté ?
P – Oui
E – Moi aussi je suis connectée, on est connectés tous les deux
P – Suis connecté, comme ça je peux y aller (…)[Il construit ce qu’il appellera plus tard dans l’entretien la machine à remonter le temps : une sorte de sablier avec une bouteille + l’entonnoir bleu et il verse du sable – et commente l’écoulement du sable]
P – (…) le temps, par exemple cette bouteille, c’est comme si c’était l’heure, le temps quand on met comme ça, ça veut dire qu’il a avancé dans le temps, quand tu contrôles le temps, tu contrôles tout (…) Par exemple le minuteur du temps il avance quand il s’arrête, quand on le met comme ça, ça veut dire qu’il avance.
E – Grâce à cette bouteille vous pouvez faire comment ?
P – Comment faire avec ça ? (…) On n’a pas construit mais on crée. La ça continue le temps-là, l’heure, la regardez, il est en train (…) là, apparemment ça avance un petit peu – là quand c’est terminé, ça veut dire qu’on avance ; le temps… et ben regarde, et là ça recule, ça veut dire qu’on recommence le temps.
E – Et comment ça s’appelle votre appareil ?
P – Le futur, la machine à remonter le temps [au sens où on remonte une montre ?] – on avance et on recule – on peut retourner dans le temps [au sens propre ?] de 1947, c’est là – 1944 – la guerre mondiale tu peux y aller – 1959 – tu peux y aller, le président tu peux voir qui c’est.
E – Votre appareil là, ça permet de faire ça ?
P– C’est pas fini, on construit un truc pour – cet homme-là qui construit cette machine là – ça veut dire qu’il a avancé dans le temps, s’il appuie sur les boutons (…) ça fait que le temps, ça contrôle ; lui il était petit, il peut voir son âge, il veut voir sa journée parce qu’il se souvient pas. On peut faire connaitre notre âge quand on est petit on peut le voir.
E – Il peut fonctionner avec ça ?
P – Oui avec ça il peut fonctionner
(Fin de la séance)
C’est sur la perte de l’objet de l’analyste que s’établit ce que Pierre appelle une connexion. C’est sur cette perte que le temps se construit, ou plutôt se crée comme il dit. Cette perte d’objet chez l’analyste, c’est aussi possiblement la perte de l’être de l’autre, le renoncement au constat clinique. Ça m’évoque le cas ou Jean-Jacques Tyzsler renonce à la jouissance du tableau clinique pour désirer précisément ce qui ne colle pas, au sens propre, le bégaiement. L’opération, il me semble, dépend de la position de l’analyste, de son rapport à un « ce n’est pas ça » … Là encore, il me faut souligner que Pierre interprète, sous forme directe, la question qui me travaille actuellement : la question du temps dans les psychoses… Dans l’espace transitionnel, dans cette connexion comme dit Pierre, le désir de l’analyste est radicalement responsable du transfert comme phénomène temporel.
La vulnérabilité de la psychose au transfert révèle le réel que cache la vérité de la névrose : le transfert n’est pas la répétition d’un passé oublié mais la mise en acte du temps. Dans la psychose, c’est un temps précaire, toujours à recommencer, un présent en acte qui peut se rétracter brusquement sur lui-même. La mort du sujet et le gel du temps font alors retour, comme Pierre lorsqu’il évoque la crise cardiaque, pour être surmonté de nouveau dans un éternel retour jusqu’à ce que, peut-être, le patient opère ce qu’on appelle un sinthome, ou jusqu’à ce qu’il soit définitivement avalé par un trou spatio-temporel. Je pense à ce propos au cas décrit par Pierre-Henri Castel à Ville Evrard, ce patient gravement psychotique dont la vie commence par la défenestration de sa mère avec lui, bébé, dans ses bras et qui, après 20 ans d’analyse finit par se défenestrer, dans une rétractation de l’espace et du temps. La durée entre le début et la fin se rétracte dans l’être, dans l’objet. Que serait dans la psychose un désir sans espérance de l’analyste ? Peut-être de ce qu’avec Paul Éluard nous pourrions appeler « ce dur désir de durer », qui n’est rien d’autre, dit Lacan dans l’Éthique, que le désir de désirer. J.A. Miller a pu dire que le désir est toujours affaire d’horizon… C’est ce que Levinas il me semble appelle « une attente sans attendu ». … Il ne s’agit pas d’un désir de guérir, c’est à dire d’une demande de l’analyste toujours dangereuse à fortiori dans la psychose, mais d’un désir pour le point de fuite du constat clinique, c’est à dire pour le point de fuite de la jouissance de l’analyste.