Par Judith Toledano – Weinberg

 

Le soir tombe, j’ai l’idée d’appeler ma grand-mère, avant que la pensée de sa mort, il y a trois ans et demi, ne se superpose à cette idée, ne la chassant pas mais en modifiant le sens. Nous savons depuis Freud que le désir inconscient, faisant fi de la réalité, s’exprime dans le lapsus, l’acte manqué, le rêve. L’association libre dans la cure permet d’entendre les idées incidentes, qui mènent aux pensées refoulées.

 

Ainsi, une telle pensée, celle d’appeler ma grand-mère, n’a rien d’étonnant, c’est un désir inconscient qui émerge dans ma conscience, favorisé peut-être par un état de rêverie, entre la veille et le sommeil. Cette idée insiste, soir après soir : et si j’appelais ma grand-mère.

 

J’ai mes raisons à ce surgissement, des raisons intimes, d’autres collectives, la question des personnes âgées est d’actualité, en ce temps où la maladie en emporte tant. Mais il y a, je crois, autre chose, qui est en lien avec la particularité par laquelle me vient ce désir : l’appel.

 

L’appel : la (seule) modalité par laquelle je suis maintenant en lien avec mes proches, mes collègues, mes amis, mes parents. Il y a l’appel, sans la présence. L’appel est décorrélé de la possibilité d’une rencontre réelle.

 

Cela me mène à la question des séances avec les patients. Alors que les séances se font depuis trois semaines à distance, un nouveau patient m’écrit de l’étranger, me demandant s’il est possible de commencer une analyse. Nous commençons ce travail, qui s’inscrit sans difficulté dans ma pratique actuelle.

 

Quelle est-elle, cette pratique, qui depuis le confinement ne cesse de se modifier ? Je dis à mes patients que nous poursuivrons le travail comme s’ils venaient au cabinet, mais depuis chez eux, et par téléphone. Mais très vite, le « comme si » me gêne. Quelque chose ne tourne pas rond.

 

De fait, une patiente me raconte un rêve, dans lequel elle est menacée, et cette menace n’est pas « visible ». De quoi s’agit-il ? On peut entendre la réalité extérieure, le coronavirus, menace invisible qui menace le social dans son ensemble et ne peut manquer d’agir sur sa réalité. On peut entendre la référence à une menace archaïque, un pur regard, comme tel invisible. Mais dans le temps présent du transfert, je crois que cette menace est incarnée par son analyste, planquée derrière son téléphone. Je lui propose que lors de la prochaine séance, elle m’appelle selon une autre modalité, qui rétablisse l’image, le visible.

 

Dans le temps long du confinement dans lequel nous sommes tous plongés, la réalité se met à vaciller. Le risque est alors de se retrouver confrontés à l’objet, qui n’étant plus voilé, fait surgir l’angoisse. Comment alors, distinguer le rêve de la réalité ? Pince-moi, je rêve. Et s’il n’y avait personne pour nous pincer ? L’analyse est un lieu possible pour élaborer cette angoisse, et la parole, si elle peut suffire, nécessite d’autres fois de réintroduire l’image. Certes l’image ne pince pas, mais par l’imprévisibilité du visage de l’analyste, elle réintroduit de l’Autre dans un lieu où il risque de manquer.