Par Elsa Caruelle-Quilin

 

Les chaînes d’informations tournent en boucle pour ne rien dire. Le discours est fasciné, c’est à dire angoissé, aspiré par le décompte des morts. Ce décompte ne renvoie à qu’à lui-même, c’est à dire que c’est, au sens strict, un décompte néologique. Il existe deux types de néologisme : les néologismes passifs qui échouent à faire consister la fuite maniaque des idées et les néologismes actifs qui capitonnent une cristallisation délirante, comme dans la paranoïa [1]. Le décompte des morts est un néologisme actif, un oracle obscur, le point de capiton d’un discours au garde-à-vous.

« Nous sommes en guerre » : Emmanuel Macron ne répète pas moins de six fois cette phrase lors de son allocution du lundi 16 mars. Il ne prononcera pas, en revanche, le mot « confinement ».  Cette métaphore guerrière est un élément de langage déjà présent lors des vagues d’attentats terroristes : nous étions alors en guerre contre le terrorisme, contre l’axe du mal.

La loi de la Cité, la loi de Créon, ordonne l’opposition signifiante entre le bon et le mauvais, l’opposition originaire entre le moi et le non-moi [2]. La guerre dresse le mur mitoyen, elle fait consister un dehors. L’anaphore guerrière tente d’objectiver compulsivement, de séparer l’ennemi intime, l’inquiétante étrangeté de nos corps, de nos familles, l’inquiétante intimité du premier venu.

Je cite Lacan :

« … l’angoisse du cauchemar est éprouvée à proprement parler comme celle de la jouissance de l’Autre… Eh bien, pour nous introduire par ce biais majeur dans ce que nous livrera la thématique du cauchemar, la première chose en tout cas qui apparait, qui apparait dans le mythe, mais aussi dans la phénoménologie du cauchemar, du cauchemar vécu, c’est que cet être qui pèse par sa jouissance, est aussi un être questionneur, et même à proprement parler, qui se manifeste, se déploie, dans cette dimension complète, développée, de la question comme telle qui s’appelle l’énigme [3] »

De quoi parle nos bavardages de Sisyphe sur l’épidémie ? Immanquablement, nous échafaudons des théories : théories du complot, de l’apocalypse, du progrès, théories quant à la Choloroquine, aux mensonges d’État ou quant à la date de sortie du confinement… Tout notre rapport au savoir s’origine dans nos théories sexuelles infantiles, dans la méconnaissance du réel de la différence des sexes. Nous théorisons dans le vide, au sens propre du terme, nous savons pour ne rien dire. Nôtre parole, ce qu’Artaud appelait le blabla, est livrée à l’automaticité d’un mécanisme interprétatif, à « la folie raisonnante [4] » à l’œuvre jusqu’à l’ombilic de l’expérience analytique.

Troisième semaine de confinement, une patiente parle au téléphone : « Je n’en peux plus de toutes ces théories, de tous ces savoirs en sursis, après uber-eat, c’est uber-théorie, faîtes vous livrer en kit votre théorie en moins de 30 minutes, c’est le dernier qui a parlé qui a raison, jusqu’à ce que celui d’après, pour peu qu’il soit un peu brillant, ai parlé. En vérité, nous n’en savons rien, pour la première fois de ma vie peut-être, je sais que nous n’en savons rien ».

Nous traversons une crise du sujet supposé savoir qui dénude la scène, tant politique qu’analytique. Personne ne sait, malgré nos tentatives de cristallisations, confère la passion pour la personnalité du professeur Raoult qui risque fort d’avoir la tête coupée. Notre monothéisme structurel est en crise. La virtualité de notre savoir s’autonomise : il n’y a plus de sujet supposé-savoir mais des experts qui nous font savoir qu’ils ne savent pas, des politiques qui ne savent pas non plus, et puis nous, théoriciens compulsifs à la dérive. « Pour la première fois de ma vie peut-être, je sais que nous n’en savons rien ». A quelle condition le transfert autorise-t-il à dire « nous » ? Au-delà du sujet supposé savoir, un « nous » surgit, dans le transfert, au-delà de l’opposition moi/non moi, au-delà de la personnalité, c’est à dire au-delà de la paranoïa, fut-elle dirigée.

 

Parvati a neuf ans, elle dit avoir cent signatures ou sans signature. C’est indécidable à l’oral. Elle dit « lire sa signature », dans le reflet des lunettes de l’autre » (précisons que, bien sûr, je porte des lunettes). Elle écrit des phrases en séance où certains mots sont des dessins. Quand je lui demande ce qui fait, selon elle, qu’un mot n’est pas une image. Elle écrit : « mot », trace une barre dessous, et sous la barre écrit « image ». « Le mot indique l’image » dit-elle. Je suis saisie par l’écriture d’un rapport qui n’est pas sans rappeler le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure. Devant la correspondance biunivoque du mot et de l’image, je m’entends lui demander s’il existe un mot qui n’a pas d’image. Oui, répond-elle. Alors elle écrit le mot, en même temps qu’elle le dit : « langage ». C’est-une patiente qu’on pourrait dire psychotique, mais précisément que sait-elle que nous méconnaissons ? En bonne névrosée j’aurais peut-être pu rêver qu’elle réponde « Je ». Elle répond quelque chose de beaucoup plus radical, quelque chose que le « Je » ne peut pas savoir, elle répond « langage » …

 

La réalité virtuelle est un pléonasme : le décompte néologique des morts tente de capitonner l’illusion d’optique. La guerre, comme nous le savons depuis Freud, est une tentative de guérison, elle fonde une opposition signifiante et « c’est tout ce qu’on lui demande » face à un réel sans savoir : la nature, comme disait Pascal, a horreur du vide. « L’angoisse n’est pas sans objet », c’est peut-être pourquoi nous y tenons, au sens propre du terme. L’angoisse, en ce sens, est une défense contre l’Hilflösichkeit. Le malaise dans la civilisation de Créon refoule la seconde mort, la crainte d’un effondrement qui a déjà eu lieu mais qui n’a pas été ressenti [5].

 

La personnalité, c’est la paranoïa, celle qui automatise tout notre blabla interprétatif, notre rapport au sujet supposé savoir, à la garantie angoissée d’une référence dans le réel : il n’y a personne derrière le divan, ni devant le miroir, ni de l’autre côté du mur mitoyen. Il n’y a rien, que la mort qui passe, de prochain en prochain, en silence.

 

Ils ne savent pas, disait Freud, que nous leur apportons la peste.

 

J27

 


 

Références

 

[1] Jules Séglas, Des troubles du langage chez les aliénés, J. RUEFF et C, Éditeurs, 1892, pp. 46-66

[2] S. Freud, La dénégation, 1910

[3] J. Lacan, L’Angoisse, Séminaire 1962-1963, Leçon du 12 Décembre 1962, p.74. Publication hors commerce, Association Freudienne Internationale, Paris

[4] J. Falret, De la folie raisonnante ou folie morale, Discours prononcé à la Société médico-psychologiques le 29 octobre 1806, publié in Études cliniques sur les maladies mentales et nerveuses, 1890, Paris

[5] D. W. Winnicott, La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Gallimard, 2000, Paris.