Jorge Cacho est mort paisiblement ce 6 mai 2023, en sa ville de San Sebastián entouré de ses proches, à l’âge de 83 ans.

Il a été l’un des membres les plus actifs et importants de l’École Psychanalytique de Sainte-Anne depuis sa fondation, celui à qui Marcel Czermak s’adressait en lui disant : « Tu es l’ami qui me réchauffe le cœur. »

Nombreux sont ceux qui restent marqués par la rigueur éthique de son propos, son courage face à la maladie et la chaleur de sa présence auprès de chacun, en particulier lors de son accueil des travaux de l’École de Sainte-Anne à San Sebastián au cours des dernières années.

L’interview qui suit, réalisée en octobre 2018, témoigne aujourd’hui de la valeur de sa parole pour notre école.

 

 

Nicolas Dissez (ND) : Les travaux de recherche de L’Ecole de Sainte-Anne portent plus spécifiquement sur la question des psychoses. Quelles conséquences penses-tu que cet abord particulier de la clinique peut avoir dans le souci de former des praticiens et des psychanalystes ?

 

Jorge Cacho (JC) : ce que Marcel Czermak m’a appris c’est que les psychoses, c’est le lieu exemplaire pour la clinique des névroses.

 

ND : C’est vrai que cela forme à l’écoute ou à la possibilité d’entendre de façon très particulière dans tous les champs.

 

JC : Voilà, et à entendre nous-mêmes que nous n’entendons pas. C’est ce que le patient nous renvoie et il a raison. Ce n’est pas une faute morale de ne pas entendre. Il faut du temps aussi pour entendre.

 

ND : Oui, et d’une certaine façon, nous ne sommes jamais tout à fait au niveau de la rigueur de la logique signifiante à laquelle se hissent certains patients psychotiques. Cela ne fait pas seulement humilité, ça a des effets d’enseignement aussi.

 

JC : Exactement. Je parle de ce que j’ai appris, je ne suis pas le seul à dire que la clinique des psychoses nous confronte au point qui – pour un tas de raisons liées à l’analysant mais aussi à l’analyste – n’a pas été abordé de notre propre analyse. La psychose c’est un forçage. Chacun de nous a ses propres limites analytiques, les limites de sa propre analyse.

 

ND : L’activité de recherche qui est intimement liée à la formation des praticiens à Sainte-Anne a consisté pendant longtemps à identifier des lignes de forces de la structure des psychoses. Considères-tu que c’est toujours le cas aujourd’hui ou cette recherche aborde-t-elle des thèmes sur un mode différent ?

 

JC : Concernant l’Ecole de Sainte-Anne, je m’étais posé la question s’il ne serait pas opportun d’énoncer « Formation et Recherche Clinique » pour qu’il n’y ait pas de confusion. Je vous le dis par ma propre expérience au Collège pour les psychanalystes en formation de l’Association lacanienne internationale. Malgré tous nos efforts pour que le collège n’apparaisse pas comme formation des analystes – c’était écrit chaque année dans tous les programmes – ce qui venait en premier pour les élèves c’était : « Formation ». Ils se formaient comme analystes. Il y a là un problème.

Je ne dis pas que cela soit faux, parce qu’il y a eu à l’époque de Freud, pas mal d’analystes, entre guillemets, qui s’étaient formés en lisant Freud. En Italie, celui qui a traduit Freud et qui était analyste à Milan n’avait jamais fait une analyse, mais il avait travaillé les textes de Freud. D’autres ne voyaient Freud que quelques séances. Cela pose la question de la formation des analystes en tant que telle. C’est pour cela que je me suis posé la question s’il ne valait pas mieux énoncer « Formation et Recherche Clinique », clinique en général.

 

ND : Peux-tu nous faire part des conditions de départ de tes travaux concernant le syndrome de Cotard et l’organisation des journées de 1992 sur ce thème à la Pitié Salpêtrière et en quoi ces travaux concernant le syndrome de Cotard ont-ils influé plus largement sur ton travail et ta pratique ?

 

JC : Alors, pour ma part, qu’est-ce que le syndrome de Cotard m’a appris ?

Il s’agissait en fait de deux cas de Cotard. Le premier, c’était lors d’une présentation clinique de Marcel Czermak et pour le deuxième, j’ai écrit un article qu’on m’avait demandé qui a été publié dans la revue Psychosomatique.  J’y avais évoqué très brièvement ce qui m’était arrivé avec ce patient. C’était un schizophrène cotardien. J’étais tellement surpris et je dois dire inquiet.

Le premier patient, lui, avait été présenté par Marcel Czermak. Quand il est arrivé à l’hôpital en ambulance emmené par la police, il n’était pas considéré comme un cotardien. Ce type d’Afrique du Nord, si intelligent, avait été considéré comme un suicidaire. Il avait voulu se précipiter par la fenêtre du Centre Beaubourg. On est aux cieux là-bas, Beaubourg invite à ça.  Au cours de l’entretien, Marcel Czermak, comme il sait le faire, a tout de suite orienté l’entretien de telle sorte qu’il est apparu de façon très claire que ce patient si intelligent, si aimable et si digne était maniaque. C’est quelque chose que certains patients nous apprennent, une certaine dignité, autrement dit, une dignité au sens éthique, à savoir que nous ne sommes pas indignes de nous entretenir avec ceux qui se trouvent dans des circonstances extrêmement bizarres, incompréhensibles.

Très précisément, dans le cas du Cotard, je crois pour ce qui me concerne- d’où sa radicalité-  que c’est la question de la mort qui me semble être un problème central pour un analyste, un problème central dans l’analyse. Je crois que la clinique des psychoses nous pousse à aborder cette problématique qui est très difficile.

On peut évoquer tous ces formules de Lacan, grand A barré, au-delà du principe de plaisir, la pulsion de mort… Tout cela est une manière de théoriser quelque chose d’une expérience humaine. Si on n’arrive pas à affronter ce problème, je crois que l’entretien avec le psychotique devient très difficile. Je crois que la clinique des psychoses est essentielle pour la formation de la clinique en général.

 

Edouard Bertaud (E.B) : vous parliez tout à l’heure de la formation des analystes à l’époque de Freud. C’était plutôt le contraire, c’est-à-dire, à part peut-être des gens comme Abraham, comme Jung, ils ne se formaient pas du tout à partir de la psychose. C’était plutôt même contre-indiqué.

 

JC : Mais oui ! Bien sûr que c’est contre-indiqué, à mon sens, une analyse avec des psychotiques. Je reçois des psychotiques, j’en ai toujours eu parce que je trouve c’est ce qui m’a appris le mieux de ce que je peux savoir. Mais il y a des gens qui font des analyses avec des psychotiques. Par exemple, j’ai reçu il y a trois ans, un jeune homme psychotique qui avait déjà fait des expériences brèves, de quelques mois, avec des analystes psychiatres. Sa psychose était évidente, ce n’était pas quelque chose de mystérieux. Et bien, ils l’avaient allongé. Chez moi, il est resté quand-même un peu plus d’un an. Il venait une fois par semaine et il était très étonné que je l’invite à s’asseoir. Il voulait tout de suite passer au divan, mais je n’ai pas accepté et je n’ai pas tort. Même en parlant en face à face, comme on dit, c’est pas tellement « face à face » puisqu’on ne regarde pas vraiment dans les yeux du patient. Donc ce jeune homme parlait de ses expériences précédentes avec des analystes psychiatres qui l’allongeaient, et il sexualisait complètement la séance. Cela avait des répercussions sur ce qu’il faisait, et qui pouvait être considéré comme un passage à l’acte, en sortant de la séance. Il en parlait avec moi tout en étant assis, pas allongé, donc c’était autre chose. Mais quelle est la différence entre notre travail avec les psychotiques et le travail avec les névrosés ? Je me pose la question…

 

ND : Ce que tu nous dis m’évoque un travail un peu latéral avec des jeunes praticiens psychiatres de l’Evolution Psychiatrique. Il y a une journée régulière organisée tous les deux ans sur la question de la formation, et l’idée qui a émergé des échanges et des discussions est de solliciter des gens aguerris, des professeurs universitaires, de médecine, de psychiatrie, des analystes-psychiatres et de leur demander au titre de la formation : quel est le patient que vous avez rencontré, jeune interne, psychiatre au début, et qui vous a marqué et dont vous vous souvenez aujourd’hui ? Au sens où cela doit être un apprentissage quand-même. Et très souvent, la réponse de ces professeurs, c’est un patient mélancolique.

 

JC : Voilà. Cotard pensait que son syndrome était exclusif de la mélancolie mais pourquoi ce lien de la mélancolie à la mort ? C’est d’une radicalité excessive.

Lacan dans son séminaire aborde l’éthique à partir de la tragédie d’Antigone qui est une tragédie de la mortalité. Ce n’est pas une tragédie de l’immortalité parce que les tragédies sont pleines de personnages de mortels. De temps en temps, non sans une certaine culpabilité depuis le temps que je lis Freud, je me mets à relire les tragiques. J’ai repris le Prométhée enchaîné. Prométhée était un dieu puni avec une punition insupportable. Lacan aurait pu prendre le Prométhée enchaîné comme tragédie dans L’Ethique, par exemple. Pourquoi pas ? Pourquoi a-t-il pris Antigone ? Je me suis posé cette question. Est-ce parce qu’il y a cette problématique de la Loi ? C’est fort probable. La Loi de la Cité ou une loi qui est fondée autrement que dans le consensus de l’agora. Mais la question fondamentale d’Antigone, c’est la problématique de la mort et d’une mort qui n’a pas obéi aux lois des traditions du peuple athénien, c’est-à-dire, celles d’enterrer le mort, qui est une tradition dont nous avons hérité. C’est dans le même séminaire que Lacan parle de la question de la deuxième mort en citant et en déployant la position du Marquis de Sade.

 

EB : Quand Marcel Czermak parle de la transmission, de l’importance de former des praticiens, il dit souvent : « c’est très important parce que la clinique c’est des questions de vie et de mort ».

 

JC : Mais oui c’est une question de vie et de mort ! Et Lacan le dit, non de cette manière si vive qui est propre à Marcel Czermak ; d’où son génie et la force de son enseignement ! Nous sommes dignitaires de cette position de Marcel qui est très spécifique et très rare. C’est un savoir que nous ne pouvons pas apprendre dans les livres mais que nous pouvons apprendre dans le travail clinique. C’est pourquoi il a formé de très grands cliniciens.

Je voudrais revenir un instant sur ce qui fait que l’Ecole de Sainte-Anne se soit centrée sur la psychose, et je me demande si le succès entre guillemets, je n’ai pas d’autres mots pour l’instant, le succès de cette école, n’est pas lié à ces jeunes qui travaillent avec ce courage, qui est un élément de l’éthique, le courage d’aller travailler alors même qu’ils commencent mais qui se lancent parce qu’il y a des questions qui les concernent autrement. Ça nous indique quel style serait le style analytique pour une école comme celle de Sainte-Anne.

 

 

Mais pourquoi s’engagent-ils comme ça ? Je me permets de citer Saint Paul dans une de ses lettres, ce sont sûrement les lettres dites pastorales. Cela doit être Timothée. En parlant aux parents et surtout aux pères, il dit : « ne découragez pas vos enfants ». Il ne dit pas comment il faut faire. Il dit : surtout ne les découragez-pas. A Sainte-Anne, je crois que ça s’est installé et sûrement par le transfert à Marcel Czermak qui n’est pas quelqu’un qui se décourage. Le style d’une école est fait en général autour de qui le transfert tourne. Lacan utilise beaucoup la question du style, il a écrit dessus. Ce n’est pas le style de la personne de Marcel Czermak qui fait le style de Sainte-Anne, mais sa position éthique. C’est un homme d’une fermeté éthique qui suscite ce qu’il y a chez chacun. La vie sociale ne sollicite pas à cela. Tout au contraire, nous sommes dans un monde incroyable où tout ce qui est de l’ordre de l’éthique est complètement balayé, évité.

C’est cela qui permet que l’école de Ste Anne produise des travaux étonnants. C’est ce à quoi vise le terme de recherche : que cela relance toujours les questions en les privilégiant sur le savoir acquis.

Il y a un transfert qu’on appelle transfert du travail. C’est une manière de le nommer mais qui, à mon avis, n’est pas toujours la meilleure, parce que je pense que cette question, qui a été introduite par Lacan d’ailleurs, était une façon de prendre une distance avec la conception freudienne du transfert comme projection des affects de l’analysant sur l’analyste. Pour sortir le transfert de cette problématique, on a créé une nouvelle nomination du transfert qui est transfert du travail. Mais pour avoir un transfert du travail, il faut des conditions. Ce n’est pas se mettre à travailler. On peut travailler de manière transférentielle, mais dans le sens du pire du mot. Marcel est capable de créer quelque chose sans l’attacher à sa personne. C’est un grave problème dans les institutions quand le transfert est attaché à la personne, car il n’y a pas moyen de le résoudre. Ça a des effets, que nous connaissons, pas favorables du tout, ni pour les personnes ni pour le travail institutionnel. Marcel crée un transfert très fort mais, je ne sais pas comment il fait, qui n’est pas attaché à sa personne.

Le transfert à Marcel ne peut pas se soutenir, à mon avis, en tant que fédérateur d’un travail commun, sans la collaboration très étroite de certains élèves qui sont plus avancés que d’autres. L’école de Sainte-Anne continuera à produire des effets très positifs dans la mesure où Marcel, avec ses plus proches collaborateurs, maintiendront cette vigueur, ce courage sans tenir compte, tout en écoutant, c’est très important, des critiques, des rivalités qui peuvent arriver.

 

ND : Qu’est-ce que tu dirais sur cette invention qu’est le trait du cas ? Comment cela s’est-il mis en place ?

 

JC : Il y a eu des conditions historiques. Appelons-les comme ça si vous n’êtes pas en désaccord. J’ai fait partie, avec d’autres, du premier groupe de trait du cas. Marcel Czermak a en effet inventé ça. Voici une invention qui dure et qui produit des effets extrêmement favorables pour la clinique et pour les analystes.

Après la dissolution de l’EFP, la présentation de malades ne s’est pas arrêtée, elle fut reprise en alternance par Czermak et Melman. Marcel Czermak était toujours là à la présentation, même si ce n’était pas lui qui présentait le cas, parce que c’étaient des patients de son service. Il était donc présent et cela donnait lieu à un débat très intéressant car on voyait deux positions de deux cliniciens vraiment remarquables, qui n’étaient pas les mêmes. L’un n’était pas comme l’autre, ce qui était évident, mais leur manière de concevoir la clinique était différente à mon sens.

Il y a eu toute une période où à l’hôpital Sainte-Anne il y avait pas mal de cas de transsexuels qui d’ailleurs étaient la plupart des brésiliens. Marcel avait mis en place tout un travail sur le transsexualisme dont on a fait des journées, puis des ouvrages. Sa position est très claire et nette : les transsexuels sont des psychotiques. Voilà une assertion qui était fondée. Melman n’était pas d’accord puisqu’il pensait que ce n’était pas généralisable. Il y avait donc un débat très vif et Marcel ne cédait pas quand il était convaincu. Cela faisait partie de son éthique à mon sens. Ce n’était pas pour s’opposer, pas du tout ! Il obéissait à ce que la clinique lui avait appris, à des principes qui étaient sortis de la clinique elle-même. Ce n’était pas sorti de sa tête. C’est justement ça quand il dit : « ce qui se dit dépend de celui qui écoute ». La doctrine, ce que nous appelons la doctrine ou la théorie analytique, n’a de base que de ce qu’on écoute et cette écoute permet que le patient parle. L’Ecole de Sainte-Anne a cet avantage d’être ouverte à ce que le patient prononce et on examine par l’écrit, on transcrit.

Marcel affirme « ce qui se dit dépend de celui qui écoute », si je me permettais, je proposerais la modification suivante : « Ce qui se dit dépend de celui qui entend ». C’est une hypothèse. Vous vous rappelez dans le texte « l’Etourdit » dans un des numéros de Scilicet, Lacan dit « « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend ».

« Qu’on dise, qu’on dise » … Autrement dit, c’est une question du sujet de l’énonciation. C’est une hypothèse « qu’on dise » ce n’est pas sûr. On voit bien que « qu’on dise » dépend effectivement de celui qui écoute ou de celui qui entend. Mais, effectivement, qui entend ? Et de quoi dépend que nous entendions ? Quelle est la condition pour entendre ? Toute la question, à mon avis, tourne autour de cette problématique.

 

 

ND : Il y a des choses qui se sont mises en place au fur et à mesure et qui sont des règles de travail, des trouvailles de Marcel comme tu dis. Cela me faisait penser à notre position qui structure notre travail. C’est la position entre l’écrit et la parole. Par exemple, pour le trait du cas, Marcel très vite a insisté sur le fait qu’on ne pouvait pas travailler ses entretiens sans des notes aussi précises que possibles de sténographie ou d’enregistrement avec la transcription du verbatim, au plus près du texte du patient, donc là un passage par l’écrit un peu obligé et en même temps pour la présentation du mercredi après-midi, pour le travail en commun, d’abord que cela soit les plus jeunes qui présentent. C’était une autre règle et que le plus possible ils le disent oralement que s’ils avaient écrit quelque chose. Par contre, dans la présentation ce soit la parole qui primait.

 

JC : Mais bien sûr. C’est comme l’inconscient qui est une écriture, mais c’est une écriture qui est parlée. Si ce n’est pas parlé, nous ne savons rien.  Quand un patient évoquait un rêve dans la cure, Freud exigeait qu’il fasse des associations, c’est comme ça qu’il les appelle, c’est-à-dire, que l’analysant  doit parler de telle sorte que cela va se déplacer et il établit un certaine nombre de croisées. Bien sûr l’écriture est nécessaire, mais pour la lire, c’est-à-dire pour la dire, ou sinon l’écriture est chose morte. La lecture de l’écriture faite par les gens qui n’ont pas vu le patient les met dans une position transférentielle. C’est aussi une modalité de transfert qui est : « comment celui qui prend en charge est pris en charge ? ». Ce n’est pas seulement prendre le texte de ce patient, c’est : Je prends en charge, autrement dit, je prends la responsabilité de cette affaire, je ne cède pas.

Je prends en charge quelqu’un que je n’ai pas entendu, que je n’ai pas vu personnellement. Je prends en charge un texte auquel je vais donner ma lecture. C’est ça mon engagement.

Je vais me tromper sûrement, tant mieux, parce qu’il y a d’autres qui vont, avec leur aide vont me faire entendre peut-être quelque chose. Cela indique aussi comment intervenir auprès de jeunes qui commencent, comment intervenir pour ne pas les décourager, pour reprendre une expression paulinienne, mais pas pour les encourager faussement, mais les encourager vraiment, leur donner un coup de main. C’est ce travail qui est essentiel. Je l’ai observé quand j’étais, c’est une manière de parler, prof. Ces étudiants qui venaient d’autres pays, qui étaient dans des circonstances humaines très pénibles, sans argent, sans sécurité sociale, ces gens qui par d’autres voies que l’analyse étaient arrivés à toucher du doigt les difficultés de l’existence, et bien ils s’engageaient au travail. Qu’est-ce qu’il fallait ? Que quelqu’un d’un peu fou comme moi s’engage et leur dise : « il faut qu’on y aille ensemble ». Il faut s’engager, sinon qu’est-ce qu’on fait ? Pourquoi on est là ? On ne sait pas ce que ça va donner mais peu importe. L’important c’est qu’on s’y engage et puis si ça donne des résultats qui ne sont pas souhaités ou on examine ce qui s’est passé. Je n’ai pas peur de me tromper, ça fait partie de notre travail. C’est pourquoi c’est une recherche. La recherche, à mon sens, c’est l’effet d’un engagement commun. Chacun a sa place selon ses possibilités en essayant de collaborer les uns avec les autres. Enfin, c’est un peu ce que j’ai appris. Je ne sais pas si j’ai appris comme il fallait ou pas.

 

ND : Le terme d’engagement c’est celui qui vient articuler et la formation et la recherche. Ça vaut pour les deux positions.

 

JC : Nous vivons dans un monde où il n’y a plus d’engagement, sauf l’engagement d’exploiter son prochain. C’est ça le véritable fléau. C’est l’éthique actuelle, il ne faut pas se tromper. Il y a donc aussi une dimension politique dans le travail de l’école de Sainte-Anne, d’où l’intérêt des publications pour essayer de faire entendre qu’il y a une autre éthique que celle  de l’exploitation, y compris l’exploitation des patients. Je vois des psychiatres qui reçoivent un tas de patients psychotiques. C’est chez eux qu’ils vont. Ils leur donnent des pilules, ils empochent mais ils s’engagent en rien. Je reçois actuellement un patient qui est psychotique. C’est un patient merveilleux, c’est moi qui devrais le payer. Avant de venir me voir, ce patient est allé voir une psychiatre qui lui disait « il vous manque l’estime de vous-même ». C’est à la mode maintenant ! Alors l’estime de nous-mêmes, que ça flambe l’estime de nous-mêmes, c’est justement ça qui pose problème.

 

EB : Et pour vous-même, quand vous avez travaillé le Cotard, comment cela s’est-il passé ? Est-ce que vous avez dit à Marcel Czermak « je prends en charge » ou est-ce qu’il vous a désigné ? 

 

JC : Je me suis engagé dans quelque chose que j’ignorais complètement. J’étais passionné par la présentation de ce malade que j’évoquais tout à l’heure et dont Marcel a dit un certain nombre de choses dans son long article sur le Cotard. J’étais non seulement surpris, mais j’ai été touché par l’intelligence, la finesse et un certain pathétisme poétique de ce patient et c’est cela qui m’a accroché. A l’époque, j’étais très attaché aux textes de cliniciens allemands de l’école allemande, de l’école française, que j’ai toujours travaillés avec des étudiants, mais je n’avais pas une pratique analytique. Je faisais mon analyse mais je n’avais pas de patients à l’époque, et donc j’assistais à la présentation de malades. Il y avait là des malades qui m’intéressaient et d’autres dont je trouvais aucune accroche, où je ne comprenais rien. Mais ce cas de Cotard m’a extrêmement touché. J’en ai parlé par la suite avec Marcel qui m’a dit : « Pourquoi tu ne travailles pas sur le Cotard ? ».  C’est comme ça que je me suis lancé et ça a été ce patient si singulier qui touchait des points qui me concernaient sûrement parce que sinon je n’aurais jamais fait ce travail pendant quatre ans dans des conditions très difficiles, de plusieurs points de vue. Et, malgré tout ça, j’ai aimé ce travail sur moi et puis ça a donné ce travail commun, un travail qui a été excellent, semblable à celui que vous faites actuellement à Sainte-Anne. La préparation des journées a été formidable.

 

ND : C’est souvent que tu dis que c’est dans la préparation que tu as trouvé le plus, toi, d’intérêt et de valeur de formation aussi.

 

JC : Oui. Il y a des conditions pour que cela puisse marcher. Je trouve, et de ce point de vue là je suis tout à fait d’accord avec Marcel, il faut réunir un petit groupe.

 

ND : Peux-tu nous donner ton avis sur les enjeux du thème que nous nous sommes proposés pour nos prochaines journées annuelles : « La direction de la cure et son opération dans le champ des psychoses » ?

Nous avions, pour ces journées, plusieurs thèmes de recherche et Marcel Czermak nous a dit concernant l’opération clinique : « c’est le plus difficile donc le plus intéressant ».

 

JC : Absolument ! La clinique c’est ce qu’il y a de plus difficile comme en général tout ce qui concerne la parole humaine, pour l’appeler d’une certaine manière. C’est le plus difficile, même quand nous parlons de manière amicale. Qu’est-ce que cela veut dire parler ? Qu’est-ce que nous disons quand nous parlons ? C’est assez énigmatique.

Vous avez donc choisi ce qui est le plus difficile. Vous avez trouvé le terme d’opération qui est une métaphore clinique. C’est une voie très délicate, les chirurgiens le savent très bien. Dès qu’on ouvre, on ne sait pas ce que l’on va trouver. Alors, il faut intervenir d’urgence avec beaucoup de précisions et puis on ferme. On ne laisse pas une plaie ouverte. Parfois on enlève au scalpel. Ca c’est descriptif, mais la voie de l’opération est une voie qui fait suite à d’autres voies interprétatives. Il faut bien, à mon avis, distinguer en quoi ces modalités interprétatives diffèrent des autres modalités lacaniennes, celles fondées par le signifiant, et pourquoi. Quelle est la raison de cette nouvelle modalité interprétative ? Pourquoi on ouvre ? Je crois qu’il y aurait un risque, si on prend l’opération, cette nouvelle modalité, comme étant la dernière et la vraie. Il faut être vigilant, pour que cela ne se transforme pas en une sorte de dogmatisme. A mon avis, et c’est un des aspects de la temporalité dans cette question, nous allons ouvrir mais nous ne savons pas ce que nous allons rencontrer et si cette opération demande d’autres modes d’intervention. Je crois que l’opération est une métaphore intéressante parce qu’elle suppose une ouverture en elle-même et que cette ouverture nous oblige à risquer. C’est un risque d’ouvrir. C’est inclus dans le terme d’opération. Qu’est-ce que cette ouverture va nous apprendre et en même temps ouvrir par la suite ? Est-ce qu’il y aura une suite ou est-ce qu’on considère que l’opération s’arrête là mais laisse des points de suspension. Moi je crois que c’est très important d’indiquer qu’il y a des points de suspension.

Moi, je suis très attentif aux points de suspension…

Voilà des questions que l’école de Sainte-Anne, par son enseignement, nous permet de discuter, de proposer.

Alors, est-ce que cela va continuer ? Nous ne sommes pas éternels, mais quelle condition peut permettre de prévoir la continuation d’un travail ouvert qui ne se ferme pas, qui ne se fossilise pas ?

C’est ça à mon avis le souci majeur d’une école.

 

 

 

Propos recueillis par Edouard Bertaud et Nicolas Dissez à San Sébastian le 31 octobre 2018.

 

Nafissa Boukerche a assuré la transcription de cette interview parue initialement dans le Journal de Bord numéro 8