« Quand quelqu’un parle, il fait clair »[1]

 

 

« La disparition » est le titre d’un chapitre du livre de Marcel Czermak avec Jean Daive, « Du plus loin que la mélancolie ». Cet ouvrage reprend une série d’entretiens entre Jean Daive, écrivain, poète, et Marcel Czermak, psychiatre et psychanalyste, enregistrés pour France Culture de 1991 à 1996, à l’Infirmerie Spéciale de la Préfecture de Police, puis à l’hôpital Ste Anne.

 

Dans un certain nombre de cas, nous avons à faire à une disparition du discours, de paroles sans discours, permettant de faire entendre la position de celui qui, malgré tout, écoute, et d’interroger que, ce qui se dit, certes dépend de celui qui écoute, mais est aussi est « au dépend » de celui qui écoute.
Il sera question de trois cas, dont nous avons dans ce chapitre une retranscription des verbatim de présentations de malade auxquelles assiste Jean Daive. Une psychose sans interprétation pour Ulysse, et le délire de négations pour Martine et Gérard. On y trouve aussi une incise de Marcel Czermak sur la névrose traumatique.

 

Faisons, en premier lieu, l’effort de distinguer le dit du dire, le discours de la parole.

Dans L’Etourdit, Lacan nous en dit quelque chose : « C’est ainsi que le dit ne va pas sans dire. Mais si le dit se pose toujours en vérité, fût-ce à ne jamais dépasser un midit (comme je m’exprime), le dire ne s’y couple que d’y ex-sister, soit de n’être pas de la dit-mension de la vérité »[2].

Le dit est l’énoncé. C’est, dans ce qui s’entend, à la place du signifié, la vérité du sujet. Vérité qui ne peut néanmoins pas être toute dite, mais seulement « mi-dite ». Le dit est du côté du sens porté par la parole, le dire, lui, se distingue des dits, de la logique du signifiant. Le dire est l’énonciation. Il relève d’une fonction autre que symbolique, une fonction qualifiée par Lacan d’existentielle. Le dire relève pas d’une fonction signifiante, mais d’une fonction d’existence. Le dire est événement, touche du réel. Il vise le réel de ce qui reste oublié, derrière ce qui se dit, dans ce qui s’entend du signifiant.

 

Il n’y a de dit, un énoncé, que s’il y a un dire, une énonciation, pour le faire exister. Le dire ne se réduit pas au dit, il se situe, “ex-siste” à l’extérieur du dit. Il n’a pas vocation de vérité mais produit du savoir. Le dire fait exister le dit. Et il le transforme aussi. C’est ce dont on fait l’expérience dans l’analyse, s’il y a analyse. Un dit nouveau peut émerger.

Entendre « les tours du dit », voilà qui ne va pas de soi. « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend »[3]. Cette formulation de Lacan dans l’Étourdit, en 1972, qui débute par le subjonctif, « qu’on dise », fait entendre que le dire est contingent. Ce qu’indique l’emploi du modal « qu’on dise » c’est que c’est une contingence à saisir. Le dire comme contingent, et comme possibilité. Le possible de l’acte de dire. Qu’on dise est un acte de langage, l’acte d’en user, du langage.

 

C’est un peu plus tard, en 1975, dans R.S.I., que Lacan accentuera cette portée existentielle du dire en affirmant que « le dire est un acte ». Je le cite : « Ce que la parole dit comme dit de vérité ne va pas sans le dire, car le réel auquel tient le mi-dit de cette vérité est celui que les mots échouent à dire : le dire est témoin de l’existence de ce réel, qui est celui de l’objet a, objet innommable, manque causal, et qui génère le qu’on dise de la demande de l’analysant, ce dire restant oublié derrière les dits ». « Il y a des choses qui font nœud, il y a déjà du dire, si nous spécifions le dire d’être ce qui fait nœud »[4].

« Ainsi, Lacan situe le dire comme ex-sistant aux trois dimensions de la parole R, S, I, qu’il noue ensemble. Cette fonction du dire en tant qu’il fait nouage d’une façon borroméenne est différente de la fonction du dire comme coupure telle qu’on la trouve dans « L’étourdit ». Mais ce qui importe dans les deux cas, c’est que ce qui s’est fait par le dire avant l’analyse peut trouver à se défaire et se refaire autrement par le dire à l’œuvre dans l’analyse »[5].

 

« Ce n’est pas en tout discours qu’un dire vient à ex-sister », nous dit encore Lacan dans l’Etourdit.[6]

Et dans son séminaire Ou pire, il distingue la parole et le dire. Toute parole n’est pas un dire: « Ce qui est dit n’est pas ailleurs que dans ce qui s’entend. C’est ça, la parole. Le dire, c’est un autre truc, c’est un autre plan, c’est le discours ».[7] Puis en 1973, dans le séminaire Les non-dupes errent, il précise cette disjonction entre parole et dire : « toute parole n’est pas un dire, sans quoi toute parole [si elle était un dire] serait un événement. Ce qui n’est pas le cas, sans ça on ne parlerait pas de vaines paroles ! »[8].

 

La parole : c’est donc ce qui s’entend.

En suivant, Charles Melman, dans son article « La parole réunit et sépare », on précisera que « la parole met systématiquement en place ce lieu de l’Autre, l’altérité, ce lieu qu’occupe, disons pour simplifier, l’objet »[9]. Elle suppose un Sujet de la parole.

Le discours, lui, est « une promesse de jouissance à partager, c’est ce que la parole réalise, est ce que Lacan appelle un discours »[10]. Lacan fait du discours le discours de l’Autre, le discours de l’inconscient.

Le discours, lui, instrument écrit par Lacan, pour décrire ce qui donne corps à la relation, c’est ce qui détermine les conditions de la parole pour un parle-être, c’est à dire non pas un individu, un mais un être qui parle. La théorie lacanienne des discours, qui comporte quatre discours, plus un, est la dernière élaboration structurale de Lacan. Elle date de 1970. Viendra ensuite la topologie des nœuds.

Pour qu’il y est discours, quelles sont les conditions ? Dans la grammaire lacanienne,

Langage et parole ne font pas toujours discours. Le discours ne se confond ni avec l’un, ni avec l’autre.

« Que ce soit au-delà du discours que s’accommode notre écoute », disait Lacan dans La direction de la cure et les principes de son pouvoir, « je le sais mieux que quiconque si seulement j’y prends le chemin d’entendre et non pas d’ausculter. […] Ce que j’écoute est

d’entendement. L’entendement ne me force pas à comprendre. Ce que j’entends n’en reste pas moins un discours fût-il aussi peu discursif qu’une interjection »[11].

 

Il dissocie donc clairement le discours du sens. Écouter vient du bas latin ascultare, altération du latin classique auscultare, « écouter avec attention ». Écouter n’est pas entendre, et entendre sans comprendre sera, comme vous le savez, la direction qu’indique Lacan.

 

Qu’en est-il de la parole et du discours de l’analyste ? Le discours du psychanalyste est celui qui met le psychanalyste en place d’objet a, c’est un discours sans paroles dit Lacan. En exergue de son séminaire d’un Autre à l’autre, il indique que « l’essence de la théorie psychanalytique est un discours sans parole »[12].

 

C’est « un dispositif », le discours de l’analyste, souligne Cyril Veken, « apte, avec cette simple consigne qui m’est donné de parler, de dire n’importe quoi, à faire entendre ce qui n’a pas de voix. Autrement dit le dit l’inconscient, qui n’a pas de voix pour se faire entendre, a besoin de ma parole, sans quoi il est voué au silence. Pour que ce sujet de l’inconscient trouve son adresse, il faut le dispositif analytique. On est alors à la fois dans le discours hystérique (le sujet s’adresse au signifiant maître pour produire un savoir, sujet lui-même animé par l’objet sans représentation qui cause son désir) et dans le discours de l’analyste (l’analyste en position de cet objet, attentif au sujet divisé afin de produire un signifiant qui pourra permettre de le représenter, en même temps qu’il- l’analyste- n’est pas sans un certain savoir sur…justement le savoir inconscient). Si le discours de l’analyste peut se ramener à un discours sans paroles, cela n’empêche nullement l’analyste, en tant que lui-même sujet divisé et donc pas du tout objet a, d’intervenir par la parole ou par un écrit »[13].

 

Écouter :

Avons-nous une idée de ce qu’écouter veut dire ? Qui écoute, de quelle place ? « Mais on écoute, tous ! », disait Marcel Czermak, « question de savoir bien écouter, c’est bien gentil, mais enfin qui écoute et de quelle place ? Parce que ça ne suffit pas d’écouter, parce que si on se borne à écouter, eh bien, il n’y a aucun fruit qui tombe de l’arbre ! Donc la question de l’opérateur, elle est évidemment décisive ». En découlent deux tourments de Marcel Czermak, la formation des analystes et l’enseignement de la psychanalyse aujourd’hui. C’était ses questions en 2006 lors des journées sur les questions de clinique usitée et inusitée[14].

 

La psychanalyse est une pratique qui consiste en une écoute du dit inconscient. Ce dit inconscient qui, à l’insu du sujet, dit ses choix, ses conduites, ses modes penser, ses modes de jouissance. « On est là dans la spécificité de ce que l’on a nommé « l’écoute analytique » depuis Freud, laquelle n’a d’autre fin, avouée et effective, que de capter, et d’interpréter ce qui se dit, la vérité, dans ce qui s’entend, soit la chaîne de signifiants » nous dit Colette Soler[15]. Cette vérité, pour autant, vérité inconsciente, est à extraire du dit de celui qui ne sait pas qu’il l’a dite, ou plutôt, mi-dite.

Néanmoins, l’écoute et l’interprétation freudienne visaient ce qui se dit dans ce qui s’entend, soit la vérité de la jouissance castrée du dit inconscient. « En ajoutant le « qu’on dise » Lacan, fait déjà un pas hors des frontières classiques de l’écoute et de l’interprétation freudienne », « il introduit quelque chose qui n’est pas du registre de la vérité articulable », « et quand il insiste sur le mi-dit inéluctable de la vérité il donne, en fait, le principe de l’impasse freudienne »[16]. Elle reste mi-dite, parce que les mots y manquent, dit Lacan dans l’Etourdit. Une part de vérité reste sans mot « c’est la part « jouissance impossible à articuler » de la vérité, dit encore Colette Soler.

 

« Ce qui se dit dépend de celui qui écoute » souligne que le cœur de cette pratique, l’interprétation, opère déjà avant même que l’analyste n’ait dit mot. Qu’il écoute modifie, interprète déjà ce qui se dit. L’analyste prête son oreille, non pas seulement pour écouter ce qui se dit, mais pour causer un dire. On ne met pas plus les patients sur écoute, comme le vociférait Jean Oury, qu’on ne les laisse associer en roue libre.

 

Dans la pratique avec des patients psychotiques, qu’avons-nous à entendre ?

 

Jean Oury, avait lui aussi, une façon très personnelle de se mettre à disposition de ses patients psychotiques. Dans le livre d’entretiens avec Marie Depussé, A quelle heure passe le train… Conversations sur la folie, il indique que : « Rester là, ne pas foutre le camp, errer – si on sait faire ça, errer – dans les parages de ces êtres qui ne peuvent pas dire, qui ne veulent pas dire… Ménager quand même des passerelles, j’appelle ça des passerelles diaphanes, pour qu’ils puissent s’approcher du dire »[17].

 

On peut aussi rappeler ce qu’il disait dans Il, donc : « Dans le rapport avec le psychotique, ce qu’on peut appeler l’écoute, un peu bêtement, c’est l’attention absolue de ce qui est dit sans le projeter dans une dimension historique. C’est ça la difficulté pour prendre au sérieux ce qui peut apparaître comme approche naïve : de croire, absolument, les pires conneries, c’est ça prêter l’écoute, en sachant que 30 secondes après c’est autre chose. L’écoute c’est le sérieux de l’écoute et la précarité. Alors on croit que c’est une caricature, mais en fin de compte c’est l’équation réduite de l’existence, sauf que le temps n’est pas le même. Chez le psychotique, il y a un bouleversement de la temporalité »[18].

 

Le psychotique peut être perforé par la parole, disait Marcel Czermak. Il s’agissait d’une patiente, Coco, dans Patronymies, qui est « dans cette position d’être perforé(e) par la parole, que ce soit la sienne ou celle des autres au point de s’éprouver parfois, … comme lieu d’une incessante et douloureuse perforation…»[19].

 

 

Nous commencerons la lecture du chapitre La disparition par le cas Ulysse. La cas Ulysse dont nous trouvons, dans De plus loin que la mélancolie, un extrait d’une présentation de malade, est celui de Dèche publié dans Patronymies. Un cas de psychose sans interprétation, dans la casuistique czermakienne.

 

Cyril Veken, dans Patronymie, explore dans ce cas la grammaire et la logique, dans ce qui n’est plus un discours au sens lacanien. Il décrit, que, faute de sens, on observe « une cohérence et une logique dans le discours de Monsieur D., en particulier dans sa façon de reprendre les questions posées par le médecin, que nous interpréterons comme une manière de se tenir en dehors de toute interprétation subjective pour s’en tenir à celle de la grammaire et de la logique, c’est-à-dire celle d’une langue hors énonciation ». « Nous tentons d’affronter le non-sens des énoncés échangés dès lors que nous avons le sentiment qu’un sujet cesse d’être représenté entre les signifiants »[20].

 

Marcel Czermak interroge ce patient patiemment, précautionneusement, mais sans qu’aucun fruit ne tombe. C’est un entretien qui révèle la disparition du discours, malgré une grammaire excellente. Sans discours pour lier ensemble les paroles, ces paroles restent sans adresse, sans affect, et ce patient restera une pierre qui roule dans le monde.

 

  1. Czermak : Comment êtes-vous arrivés ici ? Outre l’épisode de l’avion, il y a probablement un contexte que vous pourriez peut-être m’expliquer ?

Ulysse : J’étais devenu ce que nous appelons un clochard au…J’ai été déporté et cela m’a amené ici dans vos services…

M Czermak : Qu’entendez-vous par « j’ai été déporté » ?

Ulysse : C’est le fait d’avoir été ramassé sur la route par les services migratoires. J’ai alors passé une journée en prison, après avoir pris l’avion qui m’emmena à …

  1. Czermak : Puisque vous avez parlé de déportation, en quoi c’en est une ?

Ulysse, qui immédiatement généralise: En quoi est-ce une déportation ? A quoi s’applique le terme de déportation généralement ?

  1. Czermak : Oui. Je vous pose la question.

Ulysse : Être emmené d’un endroit à un autre par un véhicule.

 

Ces premiers échangent, font entendre la tentative de Marcel Czermak de repérer les coordonnées symboliques du patient, mais de contexte il n’y a pas. Tout au long de l’entretien, aucun contexte subjectif ne s’entend, seules des réponses concrètes, opératoires renvoient à l’arbitraire de la langue, tombent comme des feuilles mortes, ne disant rien du sujet auquel on a à faire. Clochard ? « Ce que nous appelons un clochard », ça ou autre chose importe peu pour désigner son état. Déporté ? « ramassé », « emmené », tel un paquet que l’on déplace, transporte, trimbale ici et là. Le Je de l’énonciation s’est éclipsé. Alors que Marcel Czermak lui demande « qu’entendez-vous par », manière d’essayer d’entendre la signification que recouvre pour lui ce « j’ai été déporté », la réponse ne le concerne plus lui, mais concerne un fait « c’est le fait d’avoir été ramassé ». Aux questions qui visent la subjectivité, réponses dans le réel.

 

Marcel Czermak : Je vous pose la question parce que l’on m’a dit que vous n’aviez plus de papiers et donc les autorités vous ont expulsé. De plus, c’était un rapatriement sanitaire.

Ulysse, tombant de nues : Sanitaire ?

  1. Czermak : Oui, cela veut dire que vous étiez en mauvais état physique.

Ulysse : Je n’ai jamais été aussi bien nourri que depuis que j’étais clochard.

 

De quoi se mêle-t-on ? Qu’est-ce que c’est cette fantaisie de rapatriement sanitaire ?

Et ainsi se poursuit cette tentative de dialogue où s’exemplifie un mode de rapport à l’autre sans demande, qui laisse l’analyste dans l’embarras, puisque c’est à lui de faire tout le boulot. C’est lui qui demande, et qui rame dans le sable.

Marcel Czermak accède difficilement à quelques informations historiques, sans qu’un récit ne puisse se dire. A l’âge de 20 ans, Ulysse quitte la France sans but précis, « je n’avais pas du tout l’intention d’aller …ce sont les circonstances qui m’ont obligés à rester ». Sans intention, sans destination, devenu clochard après 15 ans de travail comme peintre, dessinateur, parce que « la peinture mange la substance d’une personne. Alors on a besoin de repos et tout un concours de circonstances qui ont fait que je me suis retrouvé dans la rue, le fait de ne pas avoir de papiers en règle…et des gens que l’on rencontre», « c’étaient les circonstances qui m’ont mené en quelque sorte…si vous voulez ».

Les circonstances le mènent, ce sont elles qui dirigent les opérations. Des circonstances atténuantes pour un homme vidé de sa substance d’homme par la peinture, réduit à un ballon de baudruche crevé.

 

Marcel Czermak : Quel est cet effet que vous venez d’évoquer ? Ce matin vous m’avez parlé de cet effet de vidage. Vous aviez ce matin, comme maintenant, mis l’accent sur le fait de ce quelque chose qui… vous avez employez l’expression « perte de substance », c’est bien cela ?

Ulysse : Oui…

Marcel Czermak : J’aurais aimé comprendre ce qui s’est produit, pour vous, dans votre rapport à la peinture. Si vous pouvez me l’expliquer.

Ulysse : C’est comme un ballon, comme un pneu…et vous mettez un clou dedans, et ça fait pschitt (bruit de ballon qui se dégonfle)…et ça s’est fait très, très en douceur, très progressivement… mais cette perte de substance est remplacée par les nerfs, on vit sur les nerfs…

Marcel Czermak : Pourquoi la peinture a-t-elle joué ce rôle de clou dans le ballon, à faire pschitt ?

Ulysse : Parce que je ne vivais plus…

 

C’est peut-être là un des rare moments où Ulysse dit quelque chose de lui qui n’est pas factuel. Qui peut être un tout petit peu existentiel. Quoi que, étant donné la tonalité de désaffectation qui s’entend depuis le début de l’entretien, nous sommes en droit d’en douter.

 

Marcel Czermak insiste, s’en excuse, essaye d’en apprendre un peu plus, et tente de sortir de l’extraterritorialité des « circonstances » pour l’amener à interroger un minimum de subjectivité. Il lui propose des signifiants, « dévitalisé », « dévitalisation », « revitalisation », « conditions d’esprit », synonyme du « contexte » singulier qu’il essaye de percevoir. Ulysse n’en aura cure.

 

Ulysse : Parce que je ne vivais plus…

Marcel Czermak : Vous en viviez néanmoins à vous suivre. C’est ce qui vous a amené à faire pschitt. C’est ce qui vous amené à la rue, dévitalisé, si l’on peut dire ?

Ulysse : et la rue revitalise…c’étaient en quelque sorte des vacances .. ? (rires).

Marcel Czermak : la rue a-t-elle pour vous ce type d’effet ?

Ulysse : Ah oui!

Marcel Czermak : Je serais très content si vous pouviez raconter dans quel état d’esprit vous étiez au moment de cette dévitalisation liée à la peinture, et dans cet autre moment de revitalisation lié à la rue ?

Ulysse : Ça s’est fait très progressivement… ça a pas été sortir dehors et être heureux et faire la fête et des chose comme ça… non au contraire… c’étaient les circonstances qui m’ont mené en quelque sorte… si vous voulez…

Marcel Czermak : Cependant, vous m’excuserez si j’insiste un peu, j’aimerais bien apprécier dans quelles conditions d’esprit vous étiez au moment de ce que vous appelez cette dévitalisation ?

Ulysse : Mais qu’est-ce que vous appelez une condition d’esprit ? Je…

 

Marcel Czermak est-il emporté par son désir ? Ulysse parle de perte de substance, dit qu’il ne vivait plus, mais c’est Marcel Czermak qui lui parle de dévitalisation. On peut supposer qu’il espère, qu’il aimerait des questions sur la vie et la mort. Qu’est-ce qui fait qu’un type se sent vivant, qu’est-ce ce qui dévitalise un bonhomme ? Ulysse ne voit même pas ce qu’est une condition d’esprit ? de quoi parle-t-on ?

 

Marcel Czermak : Vous savez, chacun est souvent agité par des choses diverses, variables.

Ulysse : On est tous agités par des choses diverses… (mais ici au sens propre) tel que l’arbre est agité par le souffle du vent lorsqu’il y a du vent effectivement…On est… On est.. On est tous comme ça bien sûr…

Marcel Czermak : Donc vous… ?

Ulysse : Oui…mais moi je ne suis pas un cas exceptionnel… on est tous agités intérieurement par un mouvement intérieur extérieur… on est poussés par les gens, dans le métro…On est guidés vers la table…

 

Ulysse restera mené par les circonstances, au grès du vent, balloté de port en port, poussé comme un ballon percé par le vent comme par les gens…

 

Par sa finesse, Marcel Czermak lui fait préciser finalement sa position d’objet. Objet parlant sans métaphore, sans au-delà, sans Autre, sans discours pour lier ensemble ses paroles, vidé de sa substance, sans existence. Il faut cette position-là, cette position d’analyste qui écoute, coute que coute, qui met son écoute au service de la position subjective du patient, pour faire émerger si clairement que c’est un homme en position d’objet qui parle. Rendre l’objet parlant dépend de celui qui écoute.

Et c’est au dépend de l’analyste, qui souligne plusieurs fois qu’il lui faut insister, qu’il faut l’éclairer, qu’il aimerait comprendre, qu’il veut qu’on lui explique.

 

Disparition du discours, parole perdue dans un pseudo-discours. « S’agit-il encore de paroles ?», demande Marcel Czermak dans la discussion qui suit . « Car nous savons qu’une parole, c’est hameçonner l’autre dans l’onde propagée d’une signification. Or, chez notre patient, c’est une parole sans discours ». Même la grammaire parfaite ne réussit pas à être cache-misère, elle donne un semblant de consistance à un homme qui est ensuite retourné à la cloche. « Un clochard anonyme et mutique ». Puis ré-hospitalisé, « quelqu’un avait repéré son patronyme, ce qui l’avait fait à nouveau disparaître. Il ex-sistait à son nom, avec cette conséquence qu’il était sans trace pour partir à nouveau sur les routes ».

 

Dans la deuxième partie de ce chapitre, il est question de la disparition du discours dans le délire des négation, ou syndrome de Cotard.

Jean Daive pose cette question à Marcel Czermak : « Selon vous, il y aurait donc un versant de la disparition et un versant de l’absence ? ». « Oui », répond Marcel Czermak. Et cette question lui permet de rappeler « qu’il y a toujours chez chacun un registre d’où il est absent, même à lui-même ».

De discours, s’il y en a un qui tienne, il n’y n’en a que de lacunaire. Tout un chacun a ses propres trous, ses propres lacunes, ses propres discontinuités de discours. Puisqu’aucun dire ne peut nous dire tout entier, aucun signifiant ne peut nous représenter pour nous-même. Ce registre d’absence à nous-même ne nous ai pas donné. Mais il est fondamental précise Marcel Czermak : « L’opération de la psychanalyse, en restaurant la continuité du discours conscient, consiste précisément à ce que cette absence, qui vaut pour chacun d’entre nous, soit rendue au sujet sous la forme, soit de ce qu’il a refoulé, soit de ce qu’il n’a pas voulu savoir ».

Dans la névrose, hystérique, obsessionnelle, phobique, l’absence à soi-même est du registre du refoulement, ou du refus de savoir. On peut vouloir en savoir un petit quelque chose dans l’analyse. Ce qui ne revient pas à boucher les lacunes, les trous dans le savoir, mais à les déchiffrer, pour rendre au discours conscient sa continuité, tandis que l’inconscient lui n’en connait pas.

Pour éclairer cette observation, Marcel Czermak se sert de l’exemple inverse de la névrose traumatique, où d’absence il n’y pas. Où c’est un trop de présence qui envahit le sujet. Une présence réelle qui répond à une absence non symbolisée. Ce sont alors les images, les sensations, les sons, qui n’ont pu être refoulés, parce que non symbolisables, qui reviennent à l’assaut dans les cauchemars, les images imposées, les pensées intrusives, les flashs etc. « Émergence de ce qu’il vaudrait mieux refouler, pour autant que cette présence est intolérable », « C’est en effet un paradoxe dans le traitement des névroses traumatiques, par rapports aux névroses habituelles, où l’on essaye de rendre présent ce qui est absent et de le faire rester vivant ».

 

Dans le délire des négation, comme nous le verrons avec les cas de mélancolie de Martine, ou dans celui de Gérard, qui viennent à la suite de ce propos, l’absence à soi-même a pris une tournure réelle et a entraîné une disparition réelle des fonctions des organes des sens, des organes vitaux, des orifices, des affects, de la pensée. « Un psychotique est quelqu’un qui n’a pas de discours pour relier ses organes en fonction », comme s’exprimait Marcel Czermak. Car ce que nous appelons nos fonctions n’est rien d’autre qu’un discours. Si nous ne sommes pas pris par et dans un discours, alors nos organes ne se lient pas en fonction. Viennent alors tous les désordres que Marcel Czermak a décrit comme étant le reflet de la déspécification pulsionnelle dans la psychose. Cette formulation czermakienne est construite à partir de l’article de Lacan l’Etourdit de 72. « Le dit-schizophrène de Lacan en 67 ou l’Etourdit de 72 en réponse à l’anti-Œdipe », précisait Cyrille Deloro, « s’approchaient de cette catatonie comme défaut de la morsure du langage sur le corps, que Marcel Czermak condense dans la formule selon laquelle le psychotique n’a pas de discours pour lier les organes en fonction. C’est marrant parce que Lacan écrivait exactement : le schizophrène – vous avez changé le schizophrène en psychotique. J’y vois un encouragement». [21]

 

C’est néanmoins toujours avec, et à partir de cette absence à soi-même, cette part lacunaire, que l’analyste prête son écoute.

 

Dans la psychose, cette présence réelle prend la forme de l’objet déchet auquel se réduit le sujet jusqu’à demander sa disparition du monde. Comment y fait face l’analyste ? Ce qui se dit dépend-il encore de celui qui écoute, de sa place comme de son discours ?

 

Martine est une patiente qui « considère qu’elle n’a plus de cœur, plus de poumon, plus de foie, plus de cerveau, plus de vision, que l’univers est en train de disparaître ». Face à ce syndrome que l’on appelle classiquement syndrome de Cotard, pointe avancée de la mélancolie, Marcel Czermak, qui suit depuis longtemps cette patiente, tente encore et encore, tout au long de l’extrait de l’entretien relaté dans ce chapitre, d’entendre ce qui serait un minimum de subjectivité, ce qu’elle dit, elle, de ses symptômes. L’observation ne vise ainsi pas le catalogue d’une sémiologie connue, pour autant que l’auditoire la reconnaisse, mais la singularité.

 

Martine : L’électroencéphalogramme n’est plus normal. Qu’est-ce que je vais devenir ? Une épave. Je suis une épave…(pleurs)

Marcel Czermak : Il y avait le cerveau qui ne marchait pas, mais je crois me souvenir qu’il y avait aussi des choses du côté de votre cœur ou…

Martine : non…

Marcel Czermak : Non ?

Martine : Il marche bien, hélas…

Marcel Czermak : Pourquoi hélas ?

Martine : Je voudrais qu’il s’arrête…

Marcel Czermak : Mais pourquoi voudriez-vous que votre cœur s’arrête ?

Martine : Pour mourir, je voudrais mourir, je n’en peux plus de la vie…

 

Est-ce que l’on peut en demander plus à quelqu’un qui se considère comme une épave, qui n’a plus d’avenir, qui espère que son cœur s’arrête, qui n’en peux plus de la vie ? Et bien, oui, Marcel Czermak ne s’en tient pas à la description que lui fait Martine de son état. Il va aller plus loin, et lui demander de lui faire comprendre l’incompréhensible, tenter d’entendre l’in-entendable. Comme s’il ne voyait pas du tout de quoi il retourne, il lui demande de s’expliquer sur sa position d’épave, qu’elle ne remet pas en question, qu’elle ne conteste pas, qu’elle subit passivement, vidant la vie de tout désir jusqu’à vouloir mourir.

 

Marcel Czermak : Qu’est-ce que vous lui trouvez à cette vie ?

Martine : C’est atroce…

Marcel Czermak, qui non seulement ne comprend rien, mais n’entend rien: Hein ?

Martine : C’est atroce ma vie…

Marcel Czermak, qui ne voit toujours pas comment on peut dire une chose pareille : Ce serait bien que vous me fassiez bien sentir en quoi votre vie est atroce, à votre sens ?

 

Martine, dont les affects semblent revenir à minima, pleure. Ceci est nouveau, depuis longtemps elle ne pleurait plus. Et elle s’émeut de ce qu’elle fait vivre à sa famille : Je fais de la peine à mon mari et à ma fille.

Ce qui est plus classique dans la mélancolie, c’est la ruine de la famille par la faute du malade. Lui n’est plus affecté mais il affecte les autres. Ici, pour Martine, on entend que la peine qu’elle fait à ses proches la peine en retour. Peut-être est-ce là le signe que la vie affective est remise en route, dans cette réponse à Marcel Czermak. Il dira d’ailleurs dans la discussion que ces pleurs sont très importants, et marquent un « grand changement ». Les dits de Martine ne sont donc ici pas ce qui importe le plus, le dire des pleurs, au-delà des mots, serait-il vecteur d’une once de subjectivité retrouvée ?

Aller chercher un trognon de sujet, à la force du poignet, aux forceps, mais avec tact, n’est pas chose facile. De quoi me parlez-vous ? Vous me dîtes que la vie est atroce, mais cela ne va pas de soi, « en quoi est-elle atroce, à votre sens ? ». De quelle manière, de quelle façon, dans quelle mesure ? Interrogations qui n’appellent pas la compréhension de la chose, mais sa valeur singulière. Qu’est-ce qu’exactement vous appelez, vous, « atroce » ? Est-ce qu’il y a encore un sujet qui peut en répondre ?

 

Un peu plus loin, à la fin de l’extrait de cet entretien, Marcel Czermak faisant encore le pari qu’il y a affaire à autre chose qu’à une seule épave, que toute morte-vivante qu’elle soit, Martine peut faire l’effort de maintenir vivante une parole, il lui propose une petite expérience de dialogue.

 

Martine : Je peux plus me laver toute seule…

Marcel Czermak, coupant court au retour de cette litanie négativiste : Je voudrais qu’on fasse quand même une petite expérience, parce que là on parle tous les deux, entre nous la glace est brisée depuis longtemps. Mais justement, je voudrais que vous fassiez l’effort de parler à …(Jean Daive).

Martine : Mais j’ai rien à dire, j’ai plus rien à dire…que souffrir…Si ma mère me voyait qu’elle souffrirait, mon père (pleurs), qu’il souffrirait s’il me voyait malade (son père est décédé). Ils étaient fiers de moi, je vais être grabataire…

Marcel Czermak , tentant une fois de plus d’entendre quelque chose qui serait cause de cette position: Pourquoi ?

Martine, répondant dans le plus pur réel: Je pourrais plus me lever…

Marcel Czermak, la coupant encore à cet endroit: Bien, allez, je vous laisse aller…

 

Rien à faire, Martine ne s’adressera pas à jean Daive, le Je de l’énonciation s’évapore dans le rien. Elle a l’idée qu’elle a dit quelque chose, mais là, elle n’a à dire « rien », ce rien, objet rien auquel elle est réduite. « J’ai rien à dire, j’ai plus rien à dire…que souffrir ». Le « souffrir » est tout ce qui reste, venant en lieu et place d’un dire.

 

Marcel Czermak fera ensuite une conclusion en quatre points. Premier trait clinique, ce changement important, « aujourd’hui, pour la première fois, je la vois pleurer », dira-t-il. Sa position subjective fondamentale n’a pas changée, précise-t-il, mais la patiente est maintenant affectée. D’être la honte de sa famille, leur faire du tort, elle peut en pleurer, « elle est touchée par la position de l’autre ». Les deux autres traits cliniques concernent la difficulté de séparation, malgré son acrimonie à l’endroit de Marcel Czermak. Avec les électrochocs, il lui a « abîmé le cerveau ». Mais cependant elle est très inquiète de devoir quitter le service pour être transférée ailleurs. « Celui, celle ou ceux, dont on se plaint le plus, l’objet même de la vindicte, sont ceux-là mêmes auxquels on peut éventuellement tenir le plus. L’idée de s’en séparer est insupportable » explique-t-il. Troisième trait, l’absence de permanence symbolique de l’autre, et la nécessité corolaire de s’assurer dans le réel de la présence de ce dernier. Et enfin, une « temporalité ramassée », binaire, sans passé, sans imparfait, sans futur, toute la vie se réduisant à un « avant » et à un « après ». « j’étais une battante », « j’étais une femme extrêmement gaie », puis arrive une fracture, une bascule, qui vient après la mort du père et un accident de ski, « c’est à dire une atteinte au corps ». Elle est passé d’une position importante, secrétaire d’un professeur éminent, à une position mélancolique dans lequel le temps s’est figé.

 

Jean Daive : … un état grabataire, tel un point fixe ?

Marcel Czermak : Effectivement, elle prévoit qu’elle sera un déchet, c’est à dire de tomber du monde, voire de disparaître, d’être réduite à l’état d’inutilité.

 

Le dernier cas, Gérard, est aussi un cas de cotardisation. C’est un malade qui est hospitalisé depuis 15 ans. Chez ce patient, il ne subsiste pas grand-chose de la parole. Est-ce que ce qui se dit dépend encore de celui qui écoute ? Sinon, de quoi dépend ce qui se dit ici, quand le transfert lui-même s’est automatisé, au point que le patient vient tous les jours le voir. Au sens propre. Pas d’entretien tous les jours, mais lui vient voir le médecin tous les jours. « Cela entraîne quelques inconvénients pour mon travail » commente Marcel Czermak, car il fait sans arrêt intrusion dans mon bureau, pas seulement pour m’interpeller, mais simplement pour vérifier que je suis bien là ». A nouveau, il est question de présence à vérifier dans le réel, à défaut d’inscription symbolique de l’autre. Marcel Czermak était de ces praticiens qui savaient reconnaître l’absence d’autre chez un patient, à leur façon d’entrer sans frapper. Comment écouter celui ou celle qui vient voir et non pas dire ?

 

Marcel Czermak parle d’un « trognon de parole » qui est la seule chose qui le tiendrait encore. C’est une façon de dire comment la parole, n’a plus vocation de communication, encore moins de dialogue, et se comporte comme un objet mort.

 

Gérard : J’ai eu une toxicose. C’est un virus qui m’a détruit le corps, le cerveau, le ventre, tout ça… je mélangeais les femmes, la géographie, les mathématiques, la grammaire, les sciences naturelles, tout ça. Mes parents m’ont extrait de mon hôpital psychiatrique…ils m’ont tué et ça m’a détruit le corps, ce virus m’a détruit le corps, j’étais très malade quand j’étais très petit…très malade…très très malade…vraiment très malade…vraiment quand j’étais petit…vraiment très malade, quand j’étais petit.

 

La répétition, l’inversion dans la même phrase de la place des adverbes et des compléments d’objet, la discontinuité, font entendre, au-delà du dit, un réel hors signification, une parole qui devient presque une ritournelle nous faisant oublier le sens derrière ce qui s’entend, comme une musicalité.

 

Il poursuit : La sorcellerie a sûrement aidé les hyménoptères avec les ailes…ah j’aime pas ces bestioles…j’aime pas ces bestioles…elles sont avec des ailes…des hyménoptères avec des ailes. J’étais découragé, écœuré, effacé, dégoûté…dégoûté et découragé… J’ai pleuré…j’ai pleuré, j’en pouvais plus…j’en pouvais plus…je versais mes larmes, j’ai tellement souffert…j’en ai tellement bavé avec eux…

 

Reste-t-il un trognon d’adresse possible ? Marcel Czermak essaye, cette fois encore, de faire que le patient puisse s’adresser, un tant soit peu, à un autre que lui, en l’occurrence Jean Daive.

 

Marcel Czermak : Pouvez-vous quand même essayer de dialoguer avec lui (Jean Daive) ?

Gérard : Ohhhh…je pourrai pas…

Marcel Czermak : Pourquoi ?

Gérard : Ahhh…j’en ai pas la possibilité…

Marcel Czermak : Comment ?

Gérard : J’aurais pas la possibilité…

Marcel Czermak : Pourquoi vous n’en auriez pas la possibilité, regardez c’est un homme tout à fait délicat…

Gérard : Oui oui heu…le contacter ?

Marcel Czermak : Oui, contactez-le…

Gérard : Heu…

 

Jean Daive, vient alors au secours de Gérard, essayant de lui faire distinguer les signifiants qui forme une litanie métonymique.

Jean Daive : Vous dites : « j’ai pleuré…je suis dégouté… », et aussi « je suis effacé…». Dire « je suis effacé » n’est pas la même chose que « je suis dégoûté », ou « je suis déçu », ou « je suis malheureux ».

Gérard : Mouais, d’un certain sens, puisque les mots n’ont pas le même sens.

 

Jean Daive lui propose des signifiants qu’il s’agiraient de différencier, ce qui n’est manifestement plus possible. Comme les femmes et la géographie qui se mélangent, tout devient indistinct.

Sur le plan rationnel, formel, Gérard n’a pas oublié que les mots n’ont pas les mêmes sens. Mais les signifiants s’accumulent malgré lui, le sens s’évanoui, et il va finir très vite par parler pour rien ne plus rien dire de communément sensé.

 

Gérard : Parfois, d’accord, j’ai du chagrin…j’étais triste…d’accord, j’ai eu une petite cigarette…une petite cigarette…une petite cigarette…(il allume sa cigarette), effacé oui, dégoûté…écœuré…effacé…heu…découragé…oui…heu…j’ai versé mes larmes…j’étais triste…j’ai eu du chagrin…j’ai pleuré…j’en ai bavé avec eux…

 

Où s’entend que le sujet s’est effacé, qu’il est parlé plus qu’il ne parle. Et ainsi, le monologue continue, enchaînant sans scansion sa demande d’être défendu face aux puissances mortifères qui l’assaillent. Avec une liste des morts et des malades, il esquisse une demande : « vous seriez mes amis…vous seriez mes amis…vous me défendrez, Monsieur, vous me défendrez. Mais il faut des prêtres, il faut des prêtres, il faut des prêtres parce qu’il y a eu des morts…il y a eu des morts…y a Jacqueline qui… sœur Jacqueline qui a perdu son père…», puis suivent Jeannot qui va mourir, une tante qui marche mal, une cousine, et au bout de cette liste arrive le réel de l’immortalité. Pointe avancée du syndrome de Cotard.

 

Gérard : Mais la vie continuera… la vie ne sera jamais terminée, même si je ne revois plus les miens, la vie ne sera pas terminée…

Marcel Czermak, le coupant sur ce point précis : Pourquoi Gérard, la vie ne sera-t-elle jamais terminée ?

Gérard : Parce qu’il y aura toujours de la continuité, il y a toujours des récompenses, des cadeaux, des gâteries, des compensations, des surprises, tout ça…

 

Impossible donc d’arrêter ce tout, ce tout ça, ce flot continu de mots. Impossible de penser la fin de la vie, seule condition pour la rendre acceptable. Négation de la mort, qui va de pair avec un remplissage ininterrompu, une accélération du débit que Marcel Czermak ne peut ralentir, ainsi qu’avec une violence et une toute puissance qui semble déjà avoir donné lieu à des passage à l’acte dans le service.

 

Gérard : Je vais délaisser la psychiatrie.

Marcel Czemak : Gérard !

Gérard : Je vais délaisser la psychiatrie…je vais faire la loi…je vais rétablir l’ordre…je vais étape par étape…je vais dévisser les boulons…je vais déboulonner…je vais casser les boulons…à un moment donné il y aura la paix…tout ça…

Marcel Czemak : Gérard, aujourd’hui pas trop de dégâts quand même, d’accord ?

Gérard : Non…

Marcel Czermak : Bon, je vais vous laisser aller, avez-vous pris votre petit déjeuner ce matin ?

 

Revenons aux choses simples, aux besoins fondamentaux. Avec tact, coupons court à ce mode d’échange annihilant. A celui qui s’éprouve néantisé, effacé, liquidé, souhaitons-lui quelques nourritures terrestres.

 

 

 

 

 

[1] S. Freud (1905), Trois essais sur la théorie sexuelle, in OCF.P, VI, p. 163, n. 1.

[2] J. LACAN, « L’étourdit », 1972, Autres écrits, Seuil, Avril 2001, p. 452.

[3] J. LACAN, « L’étourdit », 1972, Autres écritsop. cit., p. 449.

[4] J. Lacan, R.S.I., séminaire inédit, leçon du 11 février 1975

[5] P. LERAY, Au-delà de la parole : le dire rappelé à l’ex-sistence. L’en-je lacanien, 2014/2 n° 23, pp. 43-57. https://doi.org/10.3917/enje.023.0043.

[6] J. Lacan, « L’étourdit », 1972, dans Autres écrits, Paris, Seuil, p. 467.

[7] J. Lacan, Le séminaire, Livre XIX, …Ou pire, Paris, Seuil, p. 230.

[8] J. LACAN, Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 18 décembre 1973, inédit

[9] C. MELMAN, Nous ne sommes pas d’accord : la parole réunit et sépare, JFP n° 28, Ségrégation, Erès, 2007, p 48-50

[10] Opus cité

[11] J. Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit., p. 616

[12] J.LACAN, Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, p.11

[13] C. VEKEN, Silence et discours sans paroles, La Revue Lacanienne, « Le silence en psychanalyse », N°3, février 2009/1, p 63-65

[14] Question de clinique usitée et inusitée, Journées d’étude, 14-15 janvier 2006, Les Jardins de l’Asile, Edition Association lacanienne internationale, Paris, 2008

[15] C. Soller, Dire…L’Un, Séminaire de l’EPFCL, 2020/10, p. 6

[16] Idem, p. 8

[17] M. Depussé et J. Oury, À quelle heure passe le train ? Calmann-Lévy, Paris, 2003

[18] J. Oury, Il, donc, Union Générale d’Éditions, Paris, 1978.

[19] M. Czermak, « De l’hypochondrie ou madame mal-à-là », in Passion de l’objet, Études psychanalytique des psychoses, Paris, Association Freudienne Internationale, 1986, p 270.

[20] M. Czermak, « Une psychose sans interprétation », in Patronymies, Paris, Erès, 2012, p 306.

[21] C. Deloro, Qu’attendre des psychoses sans moi ?, 24-03-2021, site EPSAWEB, et J. Lacan, « L’étourdit », Autres Ecrits, Seuil, Paris, 2001, p.474

 



Une parole sans discours, au dépend de celui qui écoute par Charlotte Bayat


Charlotte Bayat
30/01/2025




 

« Quand quelqu’un parle, il fait clair »[1]

 

 

« La disparition » est le titre d’un chapitre du livre de Marcel Czermak avec Jean Daive, « Du plus loin que la mélancolie ». Cet ouvrage reprend une série d’entretiens entre Jean Daive, écrivain, poète, et Marcel Czermak, psychiatre et psychanalyste, enregistrés pour France Culture de 1991 à 1996, à l’Infirmerie Spéciale de la Préfecture de Police, puis à l’hôpital Ste Anne.

 

Dans un certain nombre de cas, nous avons à faire à une disparition du discours, de paroles sans discours, permettant de faire entendre la position de celui qui, malgré tout, écoute, et d’interroger que, ce qui se dit, certes dépend de celui qui écoute, mais est aussi est « au dépend » de celui qui écoute.
Il sera question de trois cas, dont nous avons dans ce chapitre une retranscription des verbatim de présentations de malade auxquelles assiste Jean Daive. Une psychose sans interprétation pour Ulysse, et le délire de négations pour Martine et Gérard. On y trouve aussi une incise de Marcel Czermak sur la névrose traumatique.

 

Faisons, en premier lieu, l’effort de distinguer le dit du dire, le discours de la parole.

Dans L’Etourdit, Lacan nous en dit quelque chose : « C’est ainsi que le dit ne va pas sans dire. Mais si le dit se pose toujours en vérité, fût-ce à ne jamais dépasser un midit (comme je m’exprime), le dire ne s’y couple que d’y ex-sister, soit de n’être pas de la dit-mension de la vérité »[2].

Le dit est l’énoncé. C’est, dans ce qui s’entend, à la place du signifié, la vérité du sujet. Vérité qui ne peut néanmoins pas être toute dite, mais seulement « mi-dite ». Le dit est du côté du sens porté par la parole, le dire, lui, se distingue des dits, de la logique du signifiant. Le dire est l’énonciation. Il relève d’une fonction autre que symbolique, une fonction qualifiée par Lacan d’existentielle. Le dire relève pas d’une fonction signifiante, mais d’une fonction d’existence. Le dire est événement, touche du réel. Il vise le réel de ce qui reste oublié, derrière ce qui se dit, dans ce qui s’entend du signifiant.

 

Il n’y a de dit, un énoncé, que s’il y a un dire, une énonciation, pour le faire exister. Le dire ne se réduit pas au dit, il se situe, “ex-siste” à l’extérieur du dit. Il n’a pas vocation de vérité mais produit du savoir. Le dire fait exister le dit. Et il le transforme aussi. C’est ce dont on fait l’expérience dans l’analyse, s’il y a analyse. Un dit nouveau peut émerger.

Entendre « les tours du dit », voilà qui ne va pas de soi. « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend »[3]. Cette formulation de Lacan dans l’Étourdit, en 1972, qui débute par le subjonctif, « qu’on dise », fait entendre que le dire est contingent. Ce qu’indique l’emploi du modal « qu’on dise » c’est que c’est une contingence à saisir. Le dire comme contingent, et comme possibilité. Le possible de l’acte de dire. Qu’on dise est un acte de langage, l’acte d’en user, du langage.

 

C’est un peu plus tard, en 1975, dans R.S.I., que Lacan accentuera cette portée existentielle du dire en affirmant que « le dire est un acte ». Je le cite : « Ce que la parole dit comme dit de vérité ne va pas sans le dire, car le réel auquel tient le mi-dit de cette vérité est celui que les mots échouent à dire : le dire est témoin de l’existence de ce réel, qui est celui de l’objet a, objet innommable, manque causal, et qui génère le qu’on dise de la demande de l’analysant, ce dire restant oublié derrière les dits ». « Il y a des choses qui font nœud, il y a déjà du dire, si nous spécifions le dire d’être ce qui fait nœud »[4].

« Ainsi, Lacan situe le dire comme ex-sistant aux trois dimensions de la parole R, S, I, qu’il noue ensemble. Cette fonction du dire en tant qu’il fait nouage d’une façon borroméenne est différente de la fonction du dire comme coupure telle qu’on la trouve dans « L’étourdit ». Mais ce qui importe dans les deux cas, c’est que ce qui s’est fait par le dire avant l’analyse peut trouver à se défaire et se refaire autrement par le dire à l’œuvre dans l’analyse »[5].

 

« Ce n’est pas en tout discours qu’un dire vient à ex-sister », nous dit encore Lacan dans l’Etourdit.[6]

Et dans son séminaire Ou pire, il distingue la parole et le dire. Toute parole n’est pas un dire: « Ce qui est dit n’est pas ailleurs que dans ce qui s’entend. C’est ça, la parole. Le dire, c’est un autre truc, c’est un autre plan, c’est le discours ».[7] Puis en 1973, dans le séminaire Les non-dupes errent, il précise cette disjonction entre parole et dire : « toute parole n’est pas un dire, sans quoi toute parole [si elle était un dire] serait un événement. Ce qui n’est pas le cas, sans ça on ne parlerait pas de vaines paroles ! »[8].

 

La parole : c’est donc ce qui s’entend.

En suivant, Charles Melman, dans son article « La parole réunit et sépare », on précisera que « la parole met systématiquement en place ce lieu de l’Autre, l’altérité, ce lieu qu’occupe, disons pour simplifier, l’objet »[9]. Elle suppose un Sujet de la parole.

Le discours, lui, est « une promesse de jouissance à partager, c’est ce que la parole réalise, est ce que Lacan appelle un discours »[10]. Lacan fait du discours le discours de l’Autre, le discours de l’inconscient.

Le discours, lui, instrument écrit par Lacan, pour décrire ce qui donne corps à la relation, c’est ce qui détermine les conditions de la parole pour un parle-être, c’est à dire non pas un individu, un mais un être qui parle. La théorie lacanienne des discours, qui comporte quatre discours, plus un, est la dernière élaboration structurale de Lacan. Elle date de 1970. Viendra ensuite la topologie des nœuds.

Pour qu’il y est discours, quelles sont les conditions ? Dans la grammaire lacanienne,

Langage et parole ne font pas toujours discours. Le discours ne se confond ni avec l’un, ni avec l’autre.

« Que ce soit au-delà du discours que s’accommode notre écoute », disait Lacan dans La direction de la cure et les principes de son pouvoir, « je le sais mieux que quiconque si seulement j’y prends le chemin d’entendre et non pas d’ausculter. […] Ce que j’écoute est

d’entendement. L’entendement ne me force pas à comprendre. Ce que j’entends n’en reste pas moins un discours fût-il aussi peu discursif qu’une interjection »[11].

 

Il dissocie donc clairement le discours du sens. Écouter vient du bas latin ascultare, altération du latin classique auscultare, « écouter avec attention ». Écouter n’est pas entendre, et entendre sans comprendre sera, comme vous le savez, la direction qu’indique Lacan.

 

Qu’en est-il de la parole et du discours de l’analyste ? Le discours du psychanalyste est celui qui met le psychanalyste en place d’objet a, c’est un discours sans paroles dit Lacan. En exergue de son séminaire d’un Autre à l’autre, il indique que « l’essence de la théorie psychanalytique est un discours sans parole »[12].

 

C’est « un dispositif », le discours de l’analyste, souligne Cyril Veken, « apte, avec cette simple consigne qui m’est donné de parler, de dire n’importe quoi, à faire entendre ce qui n’a pas de voix. Autrement dit le dit l’inconscient, qui n’a pas de voix pour se faire entendre, a besoin de ma parole, sans quoi il est voué au silence. Pour que ce sujet de l’inconscient trouve son adresse, il faut le dispositif analytique. On est alors à la fois dans le discours hystérique (le sujet s’adresse au signifiant maître pour produire un savoir, sujet lui-même animé par l’objet sans représentation qui cause son désir) et dans le discours de l’analyste (l’analyste en position de cet objet, attentif au sujet divisé afin de produire un signifiant qui pourra permettre de le représenter, en même temps qu’il- l’analyste- n’est pas sans un certain savoir sur…justement le savoir inconscient). Si le discours de l’analyste peut se ramener à un discours sans paroles, cela n’empêche nullement l’analyste, en tant que lui-même sujet divisé et donc pas du tout objet a, d’intervenir par la parole ou par un écrit »[13].

 

Écouter :

Avons-nous une idée de ce qu’écouter veut dire ? Qui écoute, de quelle place ? « Mais on écoute, tous ! », disait Marcel Czermak, « question de savoir bien écouter, c’est bien gentil, mais enfin qui écoute et de quelle place ? Parce que ça ne suffit pas d’écouter, parce que si on se borne à écouter, eh bien, il n’y a aucun fruit qui tombe de l’arbre ! Donc la question de l’opérateur, elle est évidemment décisive ». En découlent deux tourments de Marcel Czermak, la formation des analystes et l’enseignement de la psychanalyse aujourd’hui. C’était ses questions en 2006 lors des journées sur les questions de clinique usitée et inusitée[14].

 

La psychanalyse est une pratique qui consiste en une écoute du dit inconscient. Ce dit inconscient qui, à l’insu du sujet, dit ses choix, ses conduites, ses modes penser, ses modes de jouissance. « On est là dans la spécificité de ce que l’on a nommé « l’écoute analytique » depuis Freud, laquelle n’a d’autre fin, avouée et effective, que de capter, et d’interpréter ce qui se dit, la vérité, dans ce qui s’entend, soit la chaîne de signifiants » nous dit Colette Soler[15]. Cette vérité, pour autant, vérité inconsciente, est à extraire du dit de celui qui ne sait pas qu’il l’a dite, ou plutôt, mi-dite.

Néanmoins, l’écoute et l’interprétation freudienne visaient ce qui se dit dans ce qui s’entend, soit la vérité de la jouissance castrée du dit inconscient. « En ajoutant le « qu’on dise » Lacan, fait déjà un pas hors des frontières classiques de l’écoute et de l’interprétation freudienne », « il introduit quelque chose qui n’est pas du registre de la vérité articulable », « et quand il insiste sur le mi-dit inéluctable de la vérité il donne, en fait, le principe de l’impasse freudienne »[16]. Elle reste mi-dite, parce que les mots y manquent, dit Lacan dans l’Etourdit. Une part de vérité reste sans mot « c’est la part « jouissance impossible à articuler » de la vérité, dit encore Colette Soler.

 

« Ce qui se dit dépend de celui qui écoute » souligne que le cœur de cette pratique, l’interprétation, opère déjà avant même que l’analyste n’ait dit mot. Qu’il écoute modifie, interprète déjà ce qui se dit. L’analyste prête son oreille, non pas seulement pour écouter ce qui se dit, mais pour causer un dire. On ne met pas plus les patients sur écoute, comme le vociférait Jean Oury, qu’on ne les laisse associer en roue libre.

 

Dans la pratique avec des patients psychotiques, qu’avons-nous à entendre ?

 

Jean Oury, avait lui aussi, une façon très personnelle de se mettre à disposition de ses patients psychotiques. Dans le livre d’entretiens avec Marie Depussé, A quelle heure passe le train… Conversations sur la folie, il indique que : « Rester là, ne pas foutre le camp, errer – si on sait faire ça, errer – dans les parages de ces êtres qui ne peuvent pas dire, qui ne veulent pas dire… Ménager quand même des passerelles, j’appelle ça des passerelles diaphanes, pour qu’ils puissent s’approcher du dire »[17].

 

On peut aussi rappeler ce qu’il disait dans Il, donc : « Dans le rapport avec le psychotique, ce qu’on peut appeler l’écoute, un peu bêtement, c’est l’attention absolue de ce qui est dit sans le projeter dans une dimension historique. C’est ça la difficulté pour prendre au sérieux ce qui peut apparaître comme approche naïve : de croire, absolument, les pires conneries, c’est ça prêter l’écoute, en sachant que 30 secondes après c’est autre chose. L’écoute c’est le sérieux de l’écoute et la précarité. Alors on croit que c’est une caricature, mais en fin de compte c’est l’équation réduite de l’existence, sauf que le temps n’est pas le même. Chez le psychotique, il y a un bouleversement de la temporalité »[18].

 

Le psychotique peut être perforé par la parole, disait Marcel Czermak. Il s’agissait d’une patiente, Coco, dans Patronymies, qui est « dans cette position d’être perforé(e) par la parole, que ce soit la sienne ou celle des autres au point de s’éprouver parfois, … comme lieu d’une incessante et douloureuse perforation…»[19].

 

 

Nous commencerons la lecture du chapitre La disparition par le cas Ulysse. La cas Ulysse dont nous trouvons, dans De plus loin que la mélancolie, un extrait d’une présentation de malade, est celui de Dèche publié dans Patronymies. Un cas de psychose sans interprétation, dans la casuistique czermakienne.

 

Cyril Veken, dans Patronymie, explore dans ce cas la grammaire et la logique, dans ce qui n’est plus un discours au sens lacanien. Il décrit, que, faute de sens, on observe « une cohérence et une logique dans le discours de Monsieur D., en particulier dans sa façon de reprendre les questions posées par le médecin, que nous interpréterons comme une manière de se tenir en dehors de toute interprétation subjective pour s’en tenir à celle de la grammaire et de la logique, c’est-à-dire celle d’une langue hors énonciation ». « Nous tentons d’affronter le non-sens des énoncés échangés dès lors que nous avons le sentiment qu’un sujet cesse d’être représenté entre les signifiants »[20].

 

Marcel Czermak interroge ce patient patiemment, précautionneusement, mais sans qu’aucun fruit ne tombe. C’est un entretien qui révèle la disparition du discours, malgré une grammaire excellente. Sans discours pour lier ensemble les paroles, ces paroles restent sans adresse, sans affect, et ce patient restera une pierre qui roule dans le monde.

 

  1. Czermak : Comment êtes-vous arrivés ici ? Outre l’épisode de l’avion, il y a probablement un contexte que vous pourriez peut-être m’expliquer ?

Ulysse : J’étais devenu ce que nous appelons un clochard au…J’ai été déporté et cela m’a amené ici dans vos services…

M Czermak : Qu’entendez-vous par « j’ai été déporté » ?

Ulysse : C’est le fait d’avoir été ramassé sur la route par les services migratoires. J’ai alors passé une journée en prison, après avoir pris l’avion qui m’emmena à …

  1. Czermak : Puisque vous avez parlé de déportation, en quoi c’en est une ?

Ulysse, qui immédiatement généralise: En quoi est-ce une déportation ? A quoi s’applique le terme de déportation généralement ?

  1. Czermak : Oui. Je vous pose la question.

Ulysse : Être emmené d’un endroit à un autre par un véhicule.

 

Ces premiers échangent, font entendre la tentative de Marcel Czermak de repérer les coordonnées symboliques du patient, mais de contexte il n’y a pas. Tout au long de l’entretien, aucun contexte subjectif ne s’entend, seules des réponses concrètes, opératoires renvoient à l’arbitraire de la langue, tombent comme des feuilles mortes, ne disant rien du sujet auquel on a à faire. Clochard ? « Ce que nous appelons un clochard », ça ou autre chose importe peu pour désigner son état. Déporté ? « ramassé », « emmené », tel un paquet que l’on déplace, transporte, trimbale ici et là. Le Je de l’énonciation s’est éclipsé. Alors que Marcel Czermak lui demande « qu’entendez-vous par », manière d’essayer d’entendre la signification que recouvre pour lui ce « j’ai été déporté », la réponse ne le concerne plus lui, mais concerne un fait « c’est le fait d’avoir été ramassé ». Aux questions qui visent la subjectivité, réponses dans le réel.

 

Marcel Czermak : Je vous pose la question parce que l’on m’a dit que vous n’aviez plus de papiers et donc les autorités vous ont expulsé. De plus, c’était un rapatriement sanitaire.

Ulysse, tombant de nues : Sanitaire ?

  1. Czermak : Oui, cela veut dire que vous étiez en mauvais état physique.

Ulysse : Je n’ai jamais été aussi bien nourri que depuis que j’étais clochard.

 

De quoi se mêle-t-on ? Qu’est-ce que c’est cette fantaisie de rapatriement sanitaire ?

Et ainsi se poursuit cette tentative de dialogue où s’exemplifie un mode de rapport à l’autre sans demande, qui laisse l’analyste dans l’embarras, puisque c’est à lui de faire tout le boulot. C’est lui qui demande, et qui rame dans le sable.

Marcel Czermak accède difficilement à quelques informations historiques, sans qu’un récit ne puisse se dire. A l’âge de 20 ans, Ulysse quitte la France sans but précis, « je n’avais pas du tout l’intention d’aller …ce sont les circonstances qui m’ont obligés à rester ». Sans intention, sans destination, devenu clochard après 15 ans de travail comme peintre, dessinateur, parce que « la peinture mange la substance d’une personne. Alors on a besoin de repos et tout un concours de circonstances qui ont fait que je me suis retrouvé dans la rue, le fait de ne pas avoir de papiers en règle…et des gens que l’on rencontre», « c’étaient les circonstances qui m’ont mené en quelque sorte…si vous voulez ».

Les circonstances le mènent, ce sont elles qui dirigent les opérations. Des circonstances atténuantes pour un homme vidé de sa substance d’homme par la peinture, réduit à un ballon de baudruche crevé.

 

Marcel Czermak : Quel est cet effet que vous venez d’évoquer ? Ce matin vous m’avez parlé de cet effet de vidage. Vous aviez ce matin, comme maintenant, mis l’accent sur le fait de ce quelque chose qui… vous avez employez l’expression « perte de substance », c’est bien cela ?

Ulysse : Oui…

Marcel Czermak : J’aurais aimé comprendre ce qui s’est produit, pour vous, dans votre rapport à la peinture. Si vous pouvez me l’expliquer.

Ulysse : C’est comme un ballon, comme un pneu…et vous mettez un clou dedans, et ça fait pschitt (bruit de ballon qui se dégonfle)…et ça s’est fait très, très en douceur, très progressivement… mais cette perte de substance est remplacée par les nerfs, on vit sur les nerfs…

Marcel Czermak : Pourquoi la peinture a-t-elle joué ce rôle de clou dans le ballon, à faire pschitt ?

Ulysse : Parce que je ne vivais plus…

 

C’est peut-être là un des rare moments où Ulysse dit quelque chose de lui qui n’est pas factuel. Qui peut être un tout petit peu existentiel. Quoi que, étant donné la tonalité de désaffectation qui s’entend depuis le début de l’entretien, nous sommes en droit d’en douter.

 

Marcel Czermak insiste, s’en excuse, essaye d’en apprendre un peu plus, et tente de sortir de l’extraterritorialité des « circonstances » pour l’amener à interroger un minimum de subjectivité. Il lui propose des signifiants, « dévitalisé », « dévitalisation », « revitalisation », « conditions d’esprit », synonyme du « contexte » singulier qu’il essaye de percevoir. Ulysse n’en aura cure.

 

Ulysse : Parce que je ne vivais plus…

Marcel Czermak : Vous en viviez néanmoins à vous suivre. C’est ce qui vous a amené à faire pschitt. C’est ce qui vous amené à la rue, dévitalisé, si l’on peut dire ?

Ulysse : et la rue revitalise…c’étaient en quelque sorte des vacances .. ? (rires).

Marcel Czermak : la rue a-t-elle pour vous ce type d’effet ?

Ulysse : Ah oui!

Marcel Czermak : Je serais très content si vous pouviez raconter dans quel état d’esprit vous étiez au moment de cette dévitalisation liée à la peinture, et dans cet autre moment de revitalisation lié à la rue ?

Ulysse : Ça s’est fait très progressivement… ça a pas été sortir dehors et être heureux et faire la fête et des chose comme ça… non au contraire… c’étaient les circonstances qui m’ont mené en quelque sorte… si vous voulez…

Marcel Czermak : Cependant, vous m’excuserez si j’insiste un peu, j’aimerais bien apprécier dans quelles conditions d’esprit vous étiez au moment de ce que vous appelez cette dévitalisation ?

Ulysse : Mais qu’est-ce que vous appelez une condition d’esprit ? Je…

 

Marcel Czermak est-il emporté par son désir ? Ulysse parle de perte de substance, dit qu’il ne vivait plus, mais c’est Marcel Czermak qui lui parle de dévitalisation. On peut supposer qu’il espère, qu’il aimerait des questions sur la vie et la mort. Qu’est-ce qui fait qu’un type se sent vivant, qu’est-ce ce qui dévitalise un bonhomme ? Ulysse ne voit même pas ce qu’est une condition d’esprit ? de quoi parle-t-on ?

 

Marcel Czermak : Vous savez, chacun est souvent agité par des choses diverses, variables.

Ulysse : On est tous agités par des choses diverses… (mais ici au sens propre) tel que l’arbre est agité par le souffle du vent lorsqu’il y a du vent effectivement…On est… On est.. On est tous comme ça bien sûr…

Marcel Czermak : Donc vous… ?

Ulysse : Oui…mais moi je ne suis pas un cas exceptionnel… on est tous agités intérieurement par un mouvement intérieur extérieur… on est poussés par les gens, dans le métro…On est guidés vers la table…

 

Ulysse restera mené par les circonstances, au grès du vent, balloté de port en port, poussé comme un ballon percé par le vent comme par les gens…

 

Par sa finesse, Marcel Czermak lui fait préciser finalement sa position d’objet. Objet parlant sans métaphore, sans au-delà, sans Autre, sans discours pour lier ensemble ses paroles, vidé de sa substance, sans existence. Il faut cette position-là, cette position d’analyste qui écoute, coute que coute, qui met son écoute au service de la position subjective du patient, pour faire émerger si clairement que c’est un homme en position d’objet qui parle. Rendre l’objet parlant dépend de celui qui écoute.

Et c’est au dépend de l’analyste, qui souligne plusieurs fois qu’il lui faut insister, qu’il faut l’éclairer, qu’il aimerait comprendre, qu’il veut qu’on lui explique.

 

Disparition du discours, parole perdue dans un pseudo-discours. « S’agit-il encore de paroles ?», demande Marcel Czermak dans la discussion qui suit . « Car nous savons qu’une parole, c’est hameçonner l’autre dans l’onde propagée d’une signification. Or, chez notre patient, c’est une parole sans discours ». Même la grammaire parfaite ne réussit pas à être cache-misère, elle donne un semblant de consistance à un homme qui est ensuite retourné à la cloche. « Un clochard anonyme et mutique ». Puis ré-hospitalisé, « quelqu’un avait repéré son patronyme, ce qui l’avait fait à nouveau disparaître. Il ex-sistait à son nom, avec cette conséquence qu’il était sans trace pour partir à nouveau sur les routes ».

 

Dans la deuxième partie de ce chapitre, il est question de la disparition du discours dans le délire des négation, ou syndrome de Cotard.

Jean Daive pose cette question à Marcel Czermak : « Selon vous, il y aurait donc un versant de la disparition et un versant de l’absence ? ». « Oui », répond Marcel Czermak. Et cette question lui permet de rappeler « qu’il y a toujours chez chacun un registre d’où il est absent, même à lui-même ».

De discours, s’il y en a un qui tienne, il n’y n’en a que de lacunaire. Tout un chacun a ses propres trous, ses propres lacunes, ses propres discontinuités de discours. Puisqu’aucun dire ne peut nous dire tout entier, aucun signifiant ne peut nous représenter pour nous-même. Ce registre d’absence à nous-même ne nous ai pas donné. Mais il est fondamental précise Marcel Czermak : « L’opération de la psychanalyse, en restaurant la continuité du discours conscient, consiste précisément à ce que cette absence, qui vaut pour chacun d’entre nous, soit rendue au sujet sous la forme, soit de ce qu’il a refoulé, soit de ce qu’il n’a pas voulu savoir ».

Dans la névrose, hystérique, obsessionnelle, phobique, l’absence à soi-même est du registre du refoulement, ou du refus de savoir. On peut vouloir en savoir un petit quelque chose dans l’analyse. Ce qui ne revient pas à boucher les lacunes, les trous dans le savoir, mais à les déchiffrer, pour rendre au discours conscient sa continuité, tandis que l’inconscient lui n’en connait pas.

Pour éclairer cette observation, Marcel Czermak se sert de l’exemple inverse de la névrose traumatique, où d’absence il n’y pas. Où c’est un trop de présence qui envahit le sujet. Une présence réelle qui répond à une absence non symbolisée. Ce sont alors les images, les sensations, les sons, qui n’ont pu être refoulés, parce que non symbolisables, qui reviennent à l’assaut dans les cauchemars, les images imposées, les pensées intrusives, les flashs etc. « Émergence de ce qu’il vaudrait mieux refouler, pour autant que cette présence est intolérable », « C’est en effet un paradoxe dans le traitement des névroses traumatiques, par rapports aux névroses habituelles, où l’on essaye de rendre présent ce qui est absent et de le faire rester vivant ».

 

Dans le délire des négation, comme nous le verrons avec les cas de mélancolie de Martine, ou dans celui de Gérard, qui viennent à la suite de ce propos, l’absence à soi-même a pris une tournure réelle et a entraîné une disparition réelle des fonctions des organes des sens, des organes vitaux, des orifices, des affects, de la pensée. « Un psychotique est quelqu’un qui n’a pas de discours pour relier ses organes en fonction », comme s’exprimait Marcel Czermak. Car ce que nous appelons nos fonctions n’est rien d’autre qu’un discours. Si nous ne sommes pas pris par et dans un discours, alors nos organes ne se lient pas en fonction. Viennent alors tous les désordres que Marcel Czermak a décrit comme étant le reflet de la déspécification pulsionnelle dans la psychose. Cette formulation czermakienne est construite à partir de l’article de Lacan l’Etourdit de 72. « Le dit-schizophrène de Lacan en 67 ou l’Etourdit de 72 en réponse à l’anti-Œdipe », précisait Cyrille Deloro, « s’approchaient de cette catatonie comme défaut de la morsure du langage sur le corps, que Marcel Czermak condense dans la formule selon laquelle le psychotique n’a pas de discours pour lier les organes en fonction. C’est marrant parce que Lacan écrivait exactement : le schizophrène – vous avez changé le schizophrène en psychotique. J’y vois un encouragement». [21]

 

C’est néanmoins toujours avec, et à partir de cette absence à soi-même, cette part lacunaire, que l’analyste prête son écoute.

 

Dans la psychose, cette présence réelle prend la forme de l’objet déchet auquel se réduit le sujet jusqu’à demander sa disparition du monde. Comment y fait face l’analyste ? Ce qui se dit dépend-il encore de celui qui écoute, de sa place comme de son discours ?

 

Martine est une patiente qui « considère qu’elle n’a plus de cœur, plus de poumon, plus de foie, plus de cerveau, plus de vision, que l’univers est en train de disparaître ». Face à ce syndrome que l’on appelle classiquement syndrome de Cotard, pointe avancée de la mélancolie, Marcel Czermak, qui suit depuis longtemps cette patiente, tente encore et encore, tout au long de l’extrait de l’entretien relaté dans ce chapitre, d’entendre ce qui serait un minimum de subjectivité, ce qu’elle dit, elle, de ses symptômes. L’observation ne vise ainsi pas le catalogue d’une sémiologie connue, pour autant que l’auditoire la reconnaisse, mais la singularité.

 

Martine : L’électroencéphalogramme n’est plus normal. Qu’est-ce que je vais devenir ? Une épave. Je suis une épave…(pleurs)

Marcel Czermak : Il y avait le cerveau qui ne marchait pas, mais je crois me souvenir qu’il y avait aussi des choses du côté de votre cœur ou…

Martine : non…

Marcel Czermak : Non ?

Martine : Il marche bien, hélas…

Marcel Czermak : Pourquoi hélas ?

Martine : Je voudrais qu’il s’arrête…

Marcel Czermak : Mais pourquoi voudriez-vous que votre cœur s’arrête ?

Martine : Pour mourir, je voudrais mourir, je n’en peux plus de la vie…

 

Est-ce que l’on peut en demander plus à quelqu’un qui se considère comme une épave, qui n’a plus d’avenir, qui espère que son cœur s’arrête, qui n’en peux plus de la vie ? Et bien, oui, Marcel Czermak ne s’en tient pas à la description que lui fait Martine de son état. Il va aller plus loin, et lui demander de lui faire comprendre l’incompréhensible, tenter d’entendre l’in-entendable. Comme s’il ne voyait pas du tout de quoi il retourne, il lui demande de s’expliquer sur sa position d’épave, qu’elle ne remet pas en question, qu’elle ne conteste pas, qu’elle subit passivement, vidant la vie de tout désir jusqu’à vouloir mourir.

 

Marcel Czermak : Qu’est-ce que vous lui trouvez à cette vie ?

Martine : C’est atroce…

Marcel Czermak, qui non seulement ne comprend rien, mais n’entend rien: Hein ?

Martine : C’est atroce ma vie…

Marcel Czermak, qui ne voit toujours pas comment on peut dire une chose pareille : Ce serait bien que vous me fassiez bien sentir en quoi votre vie est atroce, à votre sens ?

 

Martine, dont les affects semblent revenir à minima, pleure. Ceci est nouveau, depuis longtemps elle ne pleurait plus. Et elle s’émeut de ce qu’elle fait vivre à sa famille : Je fais de la peine à mon mari et à ma fille.

Ce qui est plus classique dans la mélancolie, c’est la ruine de la famille par la faute du malade. Lui n’est plus affecté mais il affecte les autres. Ici, pour Martine, on entend que la peine qu’elle fait à ses proches la peine en retour. Peut-être est-ce là le signe que la vie affective est remise en route, dans cette réponse à Marcel Czermak. Il dira d’ailleurs dans la discussion que ces pleurs sont très importants, et marquent un « grand changement ». Les dits de Martine ne sont donc ici pas ce qui importe le plus, le dire des pleurs, au-delà des mots, serait-il vecteur d’une once de subjectivité retrouvée ?

Aller chercher un trognon de sujet, à la force du poignet, aux forceps, mais avec tact, n’est pas chose facile. De quoi me parlez-vous ? Vous me dîtes que la vie est atroce, mais cela ne va pas de soi, « en quoi est-elle atroce, à votre sens ? ». De quelle manière, de quelle façon, dans quelle mesure ? Interrogations qui n’appellent pas la compréhension de la chose, mais sa valeur singulière. Qu’est-ce qu’exactement vous appelez, vous, « atroce » ? Est-ce qu’il y a encore un sujet qui peut en répondre ?

 

Un peu plus loin, à la fin de l’extrait de cet entretien, Marcel Czermak faisant encore le pari qu’il y a affaire à autre chose qu’à une seule épave, que toute morte-vivante qu’elle soit, Martine peut faire l’effort de maintenir vivante une parole, il lui propose une petite expérience de dialogue.

 

Martine : Je peux plus me laver toute seule…

Marcel Czermak, coupant court au retour de cette litanie négativiste : Je voudrais qu’on fasse quand même une petite expérience, parce que là on parle tous les deux, entre nous la glace est brisée depuis longtemps. Mais justement, je voudrais que vous fassiez l’effort de parler à …(Jean Daive).

Martine : Mais j’ai rien à dire, j’ai plus rien à dire…que souffrir…Si ma mère me voyait qu’elle souffrirait, mon père (pleurs), qu’il souffrirait s’il me voyait malade (son père est décédé). Ils étaient fiers de moi, je vais être grabataire…

Marcel Czermak , tentant une fois de plus d’entendre quelque chose qui serait cause de cette position: Pourquoi ?

Martine, répondant dans le plus pur réel: Je pourrais plus me lever…

Marcel Czermak, la coupant encore à cet endroit: Bien, allez, je vous laisse aller…

 

Rien à faire, Martine ne s’adressera pas à jean Daive, le Je de l’énonciation s’évapore dans le rien. Elle a l’idée qu’elle a dit quelque chose, mais là, elle n’a à dire « rien », ce rien, objet rien auquel elle est réduite. « J’ai rien à dire, j’ai plus rien à dire…que souffrir ». Le « souffrir » est tout ce qui reste, venant en lieu et place d’un dire.

 

Marcel Czermak fera ensuite une conclusion en quatre points. Premier trait clinique, ce changement important, « aujourd’hui, pour la première fois, je la vois pleurer », dira-t-il. Sa position subjective fondamentale n’a pas changée, précise-t-il, mais la patiente est maintenant affectée. D’être la honte de sa famille, leur faire du tort, elle peut en pleurer, « elle est touchée par la position de l’autre ». Les deux autres traits cliniques concernent la difficulté de séparation, malgré son acrimonie à l’endroit de Marcel Czermak. Avec les électrochocs, il lui a « abîmé le cerveau ». Mais cependant elle est très inquiète de devoir quitter le service pour être transférée ailleurs. « Celui, celle ou ceux, dont on se plaint le plus, l’objet même de la vindicte, sont ceux-là mêmes auxquels on peut éventuellement tenir le plus. L’idée de s’en séparer est insupportable » explique-t-il. Troisième trait, l’absence de permanence symbolique de l’autre, et la nécessité corolaire de s’assurer dans le réel de la présence de ce dernier. Et enfin, une « temporalité ramassée », binaire, sans passé, sans imparfait, sans futur, toute la vie se réduisant à un « avant » et à un « après ». « j’étais une battante », « j’étais une femme extrêmement gaie », puis arrive une fracture, une bascule, qui vient après la mort du père et un accident de ski, « c’est à dire une atteinte au corps ». Elle est passé d’une position importante, secrétaire d’un professeur éminent, à une position mélancolique dans lequel le temps s’est figé.

 

Jean Daive : … un état grabataire, tel un point fixe ?

Marcel Czermak : Effectivement, elle prévoit qu’elle sera un déchet, c’est à dire de tomber du monde, voire de disparaître, d’être réduite à l’état d’inutilité.

 

Le dernier cas, Gérard, est aussi un cas de cotardisation. C’est un malade qui est hospitalisé depuis 15 ans. Chez ce patient, il ne subsiste pas grand-chose de la parole. Est-ce que ce qui se dit dépend encore de celui qui écoute ? Sinon, de quoi dépend ce qui se dit ici, quand le transfert lui-même s’est automatisé, au point que le patient vient tous les jours le voir. Au sens propre. Pas d’entretien tous les jours, mais lui vient voir le médecin tous les jours. « Cela entraîne quelques inconvénients pour mon travail » commente Marcel Czermak, car il fait sans arrêt intrusion dans mon bureau, pas seulement pour m’interpeller, mais simplement pour vérifier que je suis bien là ». A nouveau, il est question de présence à vérifier dans le réel, à défaut d’inscription symbolique de l’autre. Marcel Czermak était de ces praticiens qui savaient reconnaître l’absence d’autre chez un patient, à leur façon d’entrer sans frapper. Comment écouter celui ou celle qui vient voir et non pas dire ?

 

Marcel Czermak parle d’un « trognon de parole » qui est la seule chose qui le tiendrait encore. C’est une façon de dire comment la parole, n’a plus vocation de communication, encore moins de dialogue, et se comporte comme un objet mort.

 

Gérard : J’ai eu une toxicose. C’est un virus qui m’a détruit le corps, le cerveau, le ventre, tout ça… je mélangeais les femmes, la géographie, les mathématiques, la grammaire, les sciences naturelles, tout ça. Mes parents m’ont extrait de mon hôpital psychiatrique…ils m’ont tué et ça m’a détruit le corps, ce virus m’a détruit le corps, j’étais très malade quand j’étais très petit…très malade…très très malade…vraiment très malade…vraiment quand j’étais petit…vraiment très malade, quand j’étais petit.

 

La répétition, l’inversion dans la même phrase de la place des adverbes et des compléments d’objet, la discontinuité, font entendre, au-delà du dit, un réel hors signification, une parole qui devient presque une ritournelle nous faisant oublier le sens derrière ce qui s’entend, comme une musicalité.

 

Il poursuit : La sorcellerie a sûrement aidé les hyménoptères avec les ailes…ah j’aime pas ces bestioles…j’aime pas ces bestioles…elles sont avec des ailes…des hyménoptères avec des ailes. J’étais découragé, écœuré, effacé, dégoûté…dégoûté et découragé… J’ai pleuré…j’ai pleuré, j’en pouvais plus…j’en pouvais plus…je versais mes larmes, j’ai tellement souffert…j’en ai tellement bavé avec eux…

 

Reste-t-il un trognon d’adresse possible ? Marcel Czermak essaye, cette fois encore, de faire que le patient puisse s’adresser, un tant soit peu, à un autre que lui, en l’occurrence Jean Daive.

 

Marcel Czermak : Pouvez-vous quand même essayer de dialoguer avec lui (Jean Daive) ?

Gérard : Ohhhh…je pourrai pas…

Marcel Czermak : Pourquoi ?

Gérard : Ahhh…j’en ai pas la possibilité…

Marcel Czermak : Comment ?

Gérard : J’aurais pas la possibilité…

Marcel Czermak : Pourquoi vous n’en auriez pas la possibilité, regardez c’est un homme tout à fait délicat…

Gérard : Oui oui heu…le contacter ?

Marcel Czermak : Oui, contactez-le…

Gérard : Heu…

 

Jean Daive, vient alors au secours de Gérard, essayant de lui faire distinguer les signifiants qui forme une litanie métonymique.

Jean Daive : Vous dites : « j’ai pleuré…je suis dégouté… », et aussi « je suis effacé…». Dire « je suis effacé » n’est pas la même chose que « je suis dégoûté », ou « je suis déçu », ou « je suis malheureux ».

Gérard : Mouais, d’un certain sens, puisque les mots n’ont pas le même sens.

 

Jean Daive lui propose des signifiants qu’il s’agiraient de différencier, ce qui n’est manifestement plus possible. Comme les femmes et la géographie qui se mélangent, tout devient indistinct.

Sur le plan rationnel, formel, Gérard n’a pas oublié que les mots n’ont pas les mêmes sens. Mais les signifiants s’accumulent malgré lui, le sens s’évanoui, et il va finir très vite par parler pour rien ne plus rien dire de communément sensé.

 

Gérard : Parfois, d’accord, j’ai du chagrin…j’étais triste…d’accord, j’ai eu une petite cigarette…une petite cigarette…une petite cigarette…(il allume sa cigarette), effacé oui, dégoûté…écœuré…effacé…heu…découragé…oui…heu…j’ai versé mes larmes…j’étais triste…j’ai eu du chagrin…j’ai pleuré…j’en ai bavé avec eux…

 

Où s’entend que le sujet s’est effacé, qu’il est parlé plus qu’il ne parle. Et ainsi, le monologue continue, enchaînant sans scansion sa demande d’être défendu face aux puissances mortifères qui l’assaillent. Avec une liste des morts et des malades, il esquisse une demande : « vous seriez mes amis…vous seriez mes amis…vous me défendrez, Monsieur, vous me défendrez. Mais il faut des prêtres, il faut des prêtres, il faut des prêtres parce qu’il y a eu des morts…il y a eu des morts…y a Jacqueline qui… sœur Jacqueline qui a perdu son père…», puis suivent Jeannot qui va mourir, une tante qui marche mal, une cousine, et au bout de cette liste arrive le réel de l’immortalité. Pointe avancée du syndrome de Cotard.

 

Gérard : Mais la vie continuera… la vie ne sera jamais terminée, même si je ne revois plus les miens, la vie ne sera pas terminée…

Marcel Czermak, le coupant sur ce point précis : Pourquoi Gérard, la vie ne sera-t-elle jamais terminée ?

Gérard : Parce qu’il y aura toujours de la continuité, il y a toujours des récompenses, des cadeaux, des gâteries, des compensations, des surprises, tout ça…

 

Impossible donc d’arrêter ce tout, ce tout ça, ce flot continu de mots. Impossible de penser la fin de la vie, seule condition pour la rendre acceptable. Négation de la mort, qui va de pair avec un remplissage ininterrompu, une accélération du débit que Marcel Czermak ne peut ralentir, ainsi qu’avec une violence et une toute puissance qui semble déjà avoir donné lieu à des passage à l’acte dans le service.

 

Gérard : Je vais délaisser la psychiatrie.

Marcel Czemak : Gérard !

Gérard : Je vais délaisser la psychiatrie…je vais faire la loi…je vais rétablir l’ordre…je vais étape par étape…je vais dévisser les boulons…je vais déboulonner…je vais casser les boulons…à un moment donné il y aura la paix…tout ça…

Marcel Czemak : Gérard, aujourd’hui pas trop de dégâts quand même, d’accord ?

Gérard : Non…

Marcel Czermak : Bon, je vais vous laisser aller, avez-vous pris votre petit déjeuner ce matin ?

 

Revenons aux choses simples, aux besoins fondamentaux. Avec tact, coupons court à ce mode d’échange annihilant. A celui qui s’éprouve néantisé, effacé, liquidé, souhaitons-lui quelques nourritures terrestres.

 

 

 

 

 

[1] S. Freud (1905), Trois essais sur la théorie sexuelle, in OCF.P, VI, p. 163, n. 1.

[2] J. LACAN, « L’étourdit », 1972, Autres écrits, Seuil, Avril 2001, p. 452.

[3] J. LACAN, « L’étourdit », 1972, Autres écritsop. cit., p. 449.

[4] J. Lacan, R.S.I., séminaire inédit, leçon du 11 février 1975

[5] P. LERAY, Au-delà de la parole : le dire rappelé à l’ex-sistence. L’en-je lacanien, 2014/2 n° 23, pp. 43-57. https://doi.org/10.3917/enje.023.0043.

[6] J. Lacan, « L’étourdit », 1972, dans Autres écrits, Paris, Seuil, p. 467.

[7] J. Lacan, Le séminaire, Livre XIX, …Ou pire, Paris, Seuil, p. 230.

[8] J. LACAN, Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 18 décembre 1973, inédit

[9] C. MELMAN, Nous ne sommes pas d’accord : la parole réunit et sépare, JFP n° 28, Ségrégation, Erès, 2007, p 48-50

[10] Opus cité

[11] J. Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit., p. 616

[12] J.LACAN, Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, p.11

[13] C. VEKEN, Silence et discours sans paroles, La Revue Lacanienne, « Le silence en psychanalyse », N°3, février 2009/1, p 63-65

[14] Question de clinique usitée et inusitée, Journées d’étude, 14-15 janvier 2006, Les Jardins de l’Asile, Edition Association lacanienne internationale, Paris, 2008

[15] C. Soller, Dire…L’Un, Séminaire de l’EPFCL, 2020/10, p. 6

[16] Idem, p. 8

[17] M. Depussé et J. Oury, À quelle heure passe le train ? Calmann-Lévy, Paris, 2003

[18] J. Oury, Il, donc, Union Générale d’Éditions, Paris, 1978.

[19] M. Czermak, « De l’hypochondrie ou madame mal-à-là », in Passion de l’objet, Études psychanalytique des psychoses, Paris, Association Freudienne Internationale, 1986, p 270.

[20] M. Czermak, « Une psychose sans interprétation », in Patronymies, Paris, Erès, 2012, p 306.

[21] C. Deloro, Qu’attendre des psychoses sans moi ?, 24-03-2021, site EPSAWEB, et J. Lacan, « L’étourdit », Autres Ecrits, Seuil, Paris, 2001, p.474