«il n’y a expérience au sens strict que là où quelque chose de radicalement autre est en jeu. Et voici la réponse inattendue : l’expérience radicale non empirique n’est nullement celle d’un Être transcendant, c’est la présence « immédiate» ou la présence comme Dehors. Et l’autre réponse, c’est que l’impossibilité, ce qui échappe à tout négatif, ne cesse pas d’excéder, en le ruinant, tout positif, étant ce en quoi l’on est toujours déjà engagé par une expérience plus initiale que toute initiative, prévenant tout commencement et excluant tout mouvement d’action pour s’en dégager. Mais un tel rapport qui est l’emprise sur laquelle il n’y a plus de prise, nous savons peut-être le nommer, puisque c’est toujours ce qu’on a essayé de désigner en l’appelant confusément : passion. (Blanchot, L’entretien infini, p. 66)
La lecture des textes psychiatriques de Lacan nous a mis sur la voie de la question du passionnel dans le champ des psychoses. Celle-ci paraît en effet définir un enjeu clinique capital dans la mesure où le rapport passionnel est un des noms du transfert dans la psychose.
À la suite des travaux de Freud et Lacan, et grâce à eux, Marcel Czermak a pu isoler une catégorie générale du transfert irrésistible et décrire ses incidences traumatiques qui orientent désormais notre abord de la thérapeutique des psychoses. L’indissolubilité du lien passionnel en est une déclinaison privilégiée car exposant de manière exemplaire ce dont il s’agit : le défaut fondamental de la fonction séparatrice et donc la réitération phénoménale, cliniquement attestée, de la réintégration du sujet, réduit lui-même à la place de l’objet pulsionnel, dans l’Autre. Autrement dit : « le psychotique est dans une position de parité : la disparité fait donc retour dans un type de décompensation que l’on peut tenter de faire valoir à partir de l’érotomanie ». (MCZ, Patronymies, érès, p. 213) L’éventail des passions de l’objet s’en déduit, pour rappeler encore la célèbre formule de Marcel Czermak.
Or la psychiatrie classique, ne pouvant pas se servir de la catégorie générale du transfert, abordait le problème par les voies beaucoup plus rudimentaires où la dyslogie inhérente au délire du patient risquait d’entrer dans une résonance ambiguë avec la position paradoxale de la doctrine psychiatrique elle-même. Car la prise en considération du fait subjectif ne pouvait y aller qu’avec son exclusion concomitante.
Pourtant c’est dans cette navigation périlleuse à l’intersection des multiples surfaces ( cliniques, nosographiques, nosologiques, médico-légals, voirie judiciaires) que de Clérambault a su individualiser un trait commun de ces divers modalités du rapport du sujet à l’Autre, qui fait surgir l’incidence du passionnel dans les divers psychoses. Sa méthode, au lieu de généraliser par l’abstraction conceptuelle, déploie, au contraire, le champ clinique dans une dispersion moléculaire, lui donnant allure d’un Réel. Nous ne pouvons nous y approcher du type idéal de l’Érotomanie pure qu’en parcourant le vaste champ de l’a-typicité clinique, où « l’atypisme serait la règle » (GdC, Œuvres psychiatriques, PUF, p. 399) comme l’annonce de Clérambault lui-même. C’est précisément cette vaste déclinaison de l’érotomanie pure, symptomatique, secondaire, prodromique, associée, définie comme syndrome clinique tantôt surajouté et transitoire, tantôt prémonitoire ou encore autonome (GdC, Œuvres psychiatriques, PUF, p. 404), qui nous fait appréhender indirectement le substrat passionnel dans l’irrésistible incidence du transfert dans l’ensemble des psychoses.
La question qui s’en dégage n’est pas tant celle de l’excellence du regard clinique, comme on l’a souvent allégué, mais celle de la modalité dont l’expérience regarde le praticien pour former le champ d’opération clinique dont les déterminations et la structure restent à préciser. C’est seulement dans ce champ que le nouage de cette singulière énonciation clinique, dont témoigne de Clérambault, devient possible. Alors ce n’est ni au niveau de la doctrine, ni même à celui de la finesse de la perception clinique, mais bien au niveau de la singularité du rapport qui s’établit entre les mots et les choses, que nous devrions essayer d’interroger la contribution de Clérambault.
Raphaël Tyranowski