Les termes de la psychiatrie classique parsèment nos débats cliniques. Nous évoquons volontiers la mélancolie, l’hypocondrie, la manie, la mégalomanie, la catatonie, l’autisme ou encore la schizophrénie. Nous parlons volontiers d’hallucinations, d’interprétations, d’intuitions, de délire, d’anxiété, d’angoisse ou encore d’effroi comme si ces termes recouvraient une réalité positive brute qui n’attend que d’être repérée, saisie et mise en évidence par la perspicacité du clinicien.
Or, dès que nous essayons de traduire ce langage rassurant en une sémantique explicite et partagée, on tombe aussitôt sur des écueils. Le paranoïaque semble trop fou pour ne pas être schizophrène, le catatonique nous saisit par ses traits mélancoliques, on trouve l’hypocondriaque trop persécuté par son médecin pour ne pas être dit avant tout paranoïaque, notre maniaque nous paraît tout à coup trop fier pour ne pas être délirant, son trait mégalomane nous paraît tout à fait dominant, etc.
Alors de quoi parlons-nous, s’il s’avère que le tableau clinique trouve son point de convergence non pas dans une catégorie bien isolée, dont la définition orientera notre action, mais dans un trou qui ouvre un abîme dans le sol supposé ferme de l’expérience clinique, un trou qui aspire ainsi le référent empirique, fantasmé par les positivistes, dans les ténèbres où seule une doctrine est en mesure de servir de lanterne. La désorientation grandissante de la clinique dite athéorique ne fait que l’attester explicitement.
Marcel Czermak a insisté à plusieurs reprises sur le fait que la clinique est fabriquée à partir d’une métapsychologie . En effet les termes que nous utilisons, les termes cliniques qui orientent notre écoute et notre action, ne sont pas de simples nominations, mais des doctrines, voire des millefeuilles de doctrines superposées et enchevêtrées, qui, à travers des systèmes différentiels spécifiques, ne décrivent pas la réalité clinique, mais la construisent avec plus ou moins de cohérence.
Alors, oui, la clinique a bien son propre point de refoulement, son S2, son savoir insu, qui pense le patient, mais qui pense aussi le praticien ; savoir qui forme et conditionne aussi bien son écoute que son action. Un savoir donc tout particulier car nous y sommes formés seulement dans la mesure où il nous forme. La question est de savoir si nous pouvons l’analyser ?
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En empruntant la voie de la psychiatrique classique, on s’y avance en dévoilant un oubli. L’oubli d’une pratique, aujourd’hui morte, mais qui nous a laissé des traces solides, c’est-à-dire des écrits.
Le problème de la paranoïa a dans ce contexte une place spéciale, pour ne pas dire privilégiée. Comme le remarque Marcel Czermak : « De toutes les folies voilà sans doute la plus humaine, peut-être la plus pure, voire la mieux comprise ». Car c’est une psychose qui relève directement de « la structure la plus universelle du moi ». A être progressivement effacée, refoulée ( ?), des classifications statistiques contemporaines (cf. DSM-5), la paranoïa fait le retour massivement dans le réel de la vie sociale. D’avoir oublié de la penser, c’est elle qui pense désormais notre rapport à l’Autre, c’est-à-dire le transfert.
L’année 1930 marque le sommet où, comme le remarque Paul Bercherie , la doctrine clinique de la paranoïa a acquis son point d’équilibre et entamé son déclin. Essayons d’approcher la logique de ce moment avec le jeune psychiatre parisien qui tente en 1931 une synthèse clinique de cette question, brûlante à l’époque, revenante un siècle plus tard.
Raphaël Tyranowski