Quelques repères pour une bipolarité désorientée
Par Nicolas Dissez
[dropcap]C[/dropcap]omme un certain nombre de termes santémentalistes, la notion de bipolarité semble diffuser du pôle nord au pôle sud dans tous les pays qui emboitent le pas de la politique de Santé Mentale. Les journées annuelles de l’Ecole Psychanalytique de Sainte-Anne visaient à réinterroger ce concept, devenu aujourd’hui hégémonique. Si ces journées ont permis de souligner les impasses d’une clinique qui ne se soutient que du concept d’humeur et de ses troubles, le succès de ce week-end des 11 et 12 octobre tient certainement à la rigueur, impulsée par Marcel Czermak, de ne proposer un certain nombre d’avancées propre à une psychiatrie qui serait lacanienne qu’à partir de supports cliniques étayés.
Le paradoxe de la notion de bi-polarité réside dans le fait que les travaux des classiques étaient plutôt parvenus à indiquer que la manie comme la mélancolie conduisaient à la perte d’un certain nombre d’oppositions – de bipolarités – signifiantes essentielles de la langue. Perte de l’opposition du mort et du vivant puisque ces patients se désignent régulièrement comme morts et immortels en même temps, perte de l’opposition du grand et du petit puisque les mêmes patients désignent leur organisme comme réduit à rien mais pouvant simultanément envahir l’ensemble de l’univers, perte de l’opposition du oui et du non tout autant, puisque ces patients se révèlent dans l’impossibilité de se tenir à une affirmation mais tout aussi bien à une négation qui les implique subjectivement. Marcel Czermak soulignait dans ce contexte que le délire de négation était tout aussi bien un délire d’affirmation. L’attention à la question du transfert dans ce contexte a permis de souligner combien celui-ci se manifeste comme étant d’abord celui du thérapeute, sollicité par une clinique qui ne cesse de l’interroger sur les questions essentielles de l’existence : le génie et la créativité, le désir et la mort, la responsabilité et le statut de la parole.
Les travaux présentés dans ces journées permettaient d’indiquer que cette perte des oppositions signifiantes fondamentales s’accompagnait, dans la manie comme dans la mélancolie, d’une disparition du registre de la représentation, au-delà du contexte spécifique que Jules Cotard avait pu isoler dans la perte de la vision mentale.
Enfin, l’appui sur les travaux du Docteur Marcel Czermak, a pu souligner combien cette abolition des oppositions signifiantes essentielles et cette perte du registre de la représentation s’associaient, dans les formes aigües de la manie et de la mélancolie, à une venue au premier plan de la dimension de l’objet, dit petit a par Jacques Lacan. A noter que l’hypothèse d’authentiques tableaux de manies de l’enfant permettait d’y retrouver, outre des troubles du langage caractéristiques, cette dimension de défaut de la représentation.
Si ces trois critères, abolition des oppositions signifiantes fondatrices, perte du registre de la représentation et venue au premier plan de la dimension de l’objet, semblent à même de spécifier la situation respective des trois registres dans les formes majeures de manie et de mélancolie, les travaux de ces journées se sont intéressés, au-delà des moments de crises, à des situations cliniques plus variées concernant ces patients atteints de psychose maniaco-dépressive.
L’étude des phases que les psychiatres classiques – faute de mieux – avaient nommées « intervalles lucides » a pu en effet mettre en évidence la diversité des tentatives de guérisons psychotiques. Notons dans ce contexte que ce qui se présente initialement comme phénomène élémentaire peut, si l’analyste sait l’accueillir, être à l’origine de la mise en œuvre de solutions élégantes propres à chaque sujet, dont Lacan a su montrer la valeur de sinthome. Ainsi, si la manie peut se manifester par un « polyglottisme total », selon la formule d’une patiente citée par Marcel Czermak, une circulation entre deux langues semble régulièrement à même de soutenir un effort de stabilisation de ces mêmes accès maniaques. Soulignons enfin combien les écritures topologiques proposées par les intervenants les plus jeunes au cours de ces journées, ont pu permettre de rendre compte de situations cliniques atypiques, souvent non repérées comme telles par la psychiatrie classique.
La diffusion de ce terme « bipolaire » rend sûrement compte de la vogue « bi », voire « trans » qui caractérise notre modernité. La notion de bipolarité n’en masque pas moins la réalité d’un contexte clinique permettant de renouveler notre abord de la psychose, dans sa radicalité mais également dans les solutions inédites et inexplorées qu’elle sait proposer. Réjouissons-nous donc que les travaux cliniques présentés au cours de ces journées aient pu se situer à la hauteur de ces enjeux.