Par Manon Jouitteau

 

La crise est le miroir grossissant du comme-d’habitude, et chacune et chacun y retrouve son symptôme de prédilection. Les soignants agissent, les comptables comptent, les anxieux s’inquiètent, les conjoints violents cognent et bien sûr les menteurs mentent.

Les psychiatres humanistes diffusent sur les réseaux sociaux des fiches techniques pour traverser une crise d’angoisse sans trop s’en faire, les infirmières bienveillantes font des cours de chant par vidéo, les psychologues dans l’alliance thérapeutique débriefent tous azimuts les soignants, les confinés, les malades par téléphone… bénévolement, cela va de soi.

La position du héros n’est plus tellement un choix quand sa seule alternative est le statut de sujet inutile, quitte à ne pas trop se demander qui est le capitaine, ou qui peut tirer bénéfice de cette hyperactivité et des éventuelles idées qu’elle court-circuite.

Pensez donc de façon pragmatique et comptable comme on nous enjoint à le faire depuis des années : si une aide-soignante meurt en même temps que son patient, ça n’est pas un mais deux postes de dépense qui s’annulent vertueusement.

Quand les bourreaux des corps et du langage persuadent tout le monde qu’ils ne servent à rien, créent de la dette et sont des sangsues par nature, il n’y a plus que les héros et les martyrs pour bouger un muscle et payer de leur livre de chair. Et alors place au carnage.

Dans le vocabulaire courant des praticiens et praticiennes de la gestion des risques psychosociaux, une intervention en situation d’urgence -ou gestion de crise- s’appelle une « GDC ».

Ce « j’ai décès », souvent commandé au téléphone par un manager ou un responsable des ressources humaines, consiste à « remettre tout le monde au travail », sans que la définition de ce travail soit évidemment éclaircie.

Travail psychique pour le praticien qui bricole, travail productif pour le client qui fait appel au psychologue-prestataire et finance son intervention.

Ce « J’ai décès » doit toujours s’effectuer le-plus-vite-possible afin de faire passer le choc, mais bien plus encore l’immobilité et la suspension qu’il actionne. En somme, on fait venir le clinicien pour supprimer le silence alors que son métier consiste d’abord toujours à écouter son écho.

La nature aura toujours moins horreur du vide qu’un comptable à qui on demande de gouverner.

Cette haine du vide, on l’avait déjà croisée en décembre dernier au procès France Telecom après que le harcèlement comme outil de management ait poussé de nombreux sujets au suicide. L’écrivaine Sandra Lucbert en retranscrivait deux audiences édifiantes[1]. On justifiait alors les mises au ban et le harcèlement par la logique aveuglante de l’effort de guerre, pour une bonne cause évidemment : sauver l’entreprise.

On y entendait que les raisonnements s’arrêtaient au moment où le mot « dette » était scandé.

L’autrice explicite le « tour de fouet supplémentaire » que le procès France Telecom recelait par rapport au procès de K : l’analyse de ses effets ne peut se faire que depuis le langage de l’agresseur[2].

La dette accomplit ce prodige d’être un concept-trou qui bouche la pensée mieux qu’un objet ne le fera jamais. Le cashflow et la liquidité, à petits pas feutrés, se mettent en place d’objectif indépassable, de fatalité non interprétable et fait tomber les corps, jamais assez liquides, eux.

On y entendait qu’en plus des corps plus-assez-productifs de gens passés sous le signifiant du rebut, c’est au langage qu’il s’agit de faire la peau, c’est ce qui échappe qu’il faut pulvériser, toute parole étiologique et politique qu’il faudrait neutraliser.
Le There is no alternative thatcherien poursuivait son oxydation des chaines causales jusque dans les esprits des magistrats.

La dette comme raison sans raison, trou dangereux sans contour, règle sans contexte.

Je me suis souvent demandé si la montée en mode du concept de Paralysie Générale de Bayle (avant qu’il ne soit étayé biologiquement) était à mettre en regard de l’injonction au Progrès de son époque. Si ce nom a fait mouche – pour désigner je le rappelle des tableaux cliniques bien plus teintés d’agitation que d’immobilité dans la majorité de ses phases – c’est peut-être qu’il nommait très justement en quoi, en tant que symptôme, il faisait acte de résistance à son époque.

Tout comme, 50 ans plus tard, les pauvres et les apaches anarchistes ne pourraient être pensés que comme dégénérés par la société qui les avaient inventés.

Je suis de celles et ceux qui croient que l’analyse n’est pas là pour empêcher les actes ni même parfois le danger réel pour un sujet. Pour autant, un espace est nécessaire pour un discours psychanalytique qui ne peut se permettre de contempler avec une jouissance fataliste et sidérée les cadavres qui s’amoncellent.

N’avons-nous rien à penser ni rien à dire d’un discours pervers qui mécaniquement renvoie les victimes à leurs responsabilités supposées ? Notre discours s’arrêterait-il à certains bâtiments du pouvoir ?

La sidération n’est pas aussi souvent traumatique qu’on le croit, n’en déplaise aux cellules d’écoute de crise. Elle est aussi conceptuelle, côtoyant l’interdit de penser injecté par certaines langues. La langue managériale est de celles-là.

Johann Chapoutot nous faisait découvrir cette année comment l’obsession de la productivité pouvait structurer l’état nazi[3]. On pouvait aussi découvrir à la radio le projet de ville futuriste Epcot, inventé par Walt Disney, utopie tout à fait glaçante organisée autour de la mobilité comme obligation, avec interdiction d’y loger si on est chômeur ou retraité[4].

 

Production et mobilité sont les deux obsessions de l’époque de façon de plus en plus planétaire. Le confinement coupe exactement ces deux jambes-là à une partie de la population, tout en maintenant par un clivage remarquable les mêmes injonctions qu’avant : sortez acheter votre pain, allez travailler, la légitimité du motif de votre sortie sera laissée à l’appréciation des forces de l’ordre.

Ceux qui sont nécessaires mais invisibles reçoivent l’envers de la même injonction contradictoire : travaillez sans masque, prenez les transports en commun, surmenez-vous mais qu’on ne vous voie pas, qu’on ne vous nomme pas. Eux, sont confinés jusque dans l’œil des dirigeants, comme une lettre volée omniprésente et invisible qui ferait tourner la survie physique du pays.

Agentes de propreté, livreurs, caissières, routiers, cuisinières, ceux qui sont mis en surmenage, en sur-ménage et encore une fois à flux tendus, comment leur rendre leur inutilité ?

Une grande partie des gens confinés, coltinés nouvellement au rebut, n’ont jamais eu la chance d’avoir été au chômage, licencié économique, délirant ou même atteint d’une longue maladie et sont novices en la matière.

Ils découvrent le sentiment d’inadéquation d’exister dans la marge, confrontés à un défaut fondamental que personne ne leur révèlerait mais qui dirige leur destin.

Ils abordent pour la première fois leur improductivité ontologique et pour certains, les effets psychiques de cette rencontre se feront sentir longtemps.

C’est tout ce qu’on peut leur souhaiter, et c’est peut-être là aussi, que nous analystes aurions quelque chose à apporter à quelqu’un : tenir l’occasion d’un temps généreusement inutile, saboter les chaînes de productions des paroles vides et hypocrites, transgresser sa propre neutralité au moment où « ça » nous surprend.

Rendre chacun à son vide et pouvoir le partager alors.

 

 


 

Références

[1]    http://la-petite-boite-a-outils.org/proces-france-telecom-j-1-avant-le-verdict-quelle-forme-peut-prendre-une-guerre-par-sandra-lucbert/

[2]  « C’est depuis l’appareil institutionnel néolibéral même qu’on entreprend de juger les rapports induits par l’ordre néolibéral. Même Kafka n’y avait pas pensé. »

[3]    Johann Chapoutot, Libres d’obéir, le management du nazisme à aujourd’hui

[4]    https://www.franceculture.fr/emissions/grandes-traversees-oncle-walt-mister-disney/walt-urbaniste-walt-utopiste