Par Lucas Grimberg
Ce qui se dit dépend de qui écoute est une phrase de Marcel Czermak, qu’Edouard Bertaud a proposée comme fil pour nos recherches, après la question qu’attendre d’un psychanalyste dans le champ des psychoses ? L’an dernier, nous avons commencé à travailler ce nouveau thème à partir d’entretiens de Marcel Czermak et de Charles Melman avec le même patient, que nous avons étudiés successivement.
Je trouve, après-coup, que les résultats ont été peu probants. Je dirais même plus : que nous sommes passés à côté de ce dont il s’agit. Passer à côté, la rencontre comme manquée, est une dimension qui fait partie de notre champ. Je me suis donc proposé, en guise d’introduction à mon propos, de revenir un petit peu sur notre travail de l’an dernier, afin de m’interroger avec vous sur les voies de ce ratage, dont le dégagement ne sera probablement pas sans nous enseigner sur certains enjeux de notre question.
En premier lieu, je pense que ce qui se dit dépend de qui écoute a davantage constitué pour nous une réponse qu’une question ; a davantage résonné pour nous comme une doctrine clinique établie sur laquelle nous pouvions nous appuyer, plutôt que comme une énigme, comme quelque chose qui nous interroge. A partir de là, les choses étaient claires, et laissaient peu de place à l’inattendu. Nous nous attendions à trouver, dans deux entretiens distincts, deux modalités d’adresse distinctes, impliquant deux verbatims distincts, pour retomber sur nos pattes, et avoir bien vérifié que c’est de qui écoute que dépend ce qui se dit puisque : regardez! Avec Czermak, le patient dit ceci, alors qu’avec Melman, il dit cela, parce que Czermak le prend plutôt comme ceci, alors que Melman le prend plutôt comme cela. Cela a même parfois abouti à quelque chose comme le patient dit ceci, parce que ce qui intéresse Czermak dans l’entretien, c’est ceci, alors que ce qui intéresse Melman, c’est cela.
Nous étions dans une dynamique de comparaison des entretiens, au sein de laquelle le champ de ce qui se dit dépend de qui écoute s’est rapidement réduit au champ de… celui qui a affaire au patient. Il s’agissait de savoir ce qui intéressait le praticien dans l’entretien, quelle était sa visée, son désir, comment il appréhendait la présentation de malade etc. Ces questions sont pertinentes, et ne sont pas sans rapport avec notre recherche, à condition de situer le désir du praticien à sa place, c’est-à-dire au cœur de l’opération discursive, comme cause du dialogue avec le patient, et non de le réduire à la débilité mentale propre à chacun. Si on s’intéresse d’une façon isolée à la petite personne du praticien, et à ce qu’on lui suppose comme objet d’intérêt, le seul résultat est de nous écarter de ce que dit le patient, de la rigueur de l’interlocution. La dimension de ce qui se dit devient expulsée de l’affaire, et celle de qui écoute se trouve recouverte par nos projections.
Comparer les désirs supposés des praticiens plutôt que s’interroger sur les structures de parole que les entretiens présentent, je qualifierais ça de résistance. Il s’agit du même type de résistance que ce qui se produit par exemple quand on lit Lacan et qu’on commence à se demander s’il n’était pas sénile à la fin de sa vie pour tenir des propos aussi invraisemblables. Quelle valeur accorder au séminaire RSI ? Il était en fin de parcours le bougre, tout ça, ça a-t-il vraiment un lien quelconque avec la clinique ?! Lacan disait que l’analyste résiste quand il ne comprend pas à quoi il a affaire. Alors, quand on ne comprend pas à quoi on a affaire, et qu’on se retrouve justement pris par le réel qui habite le texte, on commence à se demander ce qui intéresse l’autre. C’est une modalité de recouvrement de l’angoisse. A défaut de se laisser attraper par le réel clinique en jeu, et par l’énigme de savoir ce qu’on peut bien désirer là-dedans, on commence à se demander quel est l’objet qui intéresse le praticien. C’est une modalité de transfert qui fait partie du travail du trait du cas. Si le désir de l’analyste, c’est ce qui peut venir soutenir le réel d’un cas, cela ne peut opérer qu’à condition de laisser la question de ce désir ouverte, de la maintenir dans sa dimension opaque. A chaque lecteur donc de se laisser emmener par le verbatim, et de suivre un fil qu’il doit savoir à tout instant comme étant strictement le sien, afin de se donner la possibilité d’entendre, après-coup, ce qui l’aura retenu comme enjeu personnel, qui n’a rien à voir avec l’entretien. Une fois cette dimension analysée, dont l’économie me paraît difficile, on peut se donner une chance d’entendre quelque chose de ce que raconte un patient. De ce qui se dit, justement. Je vous propose de considérer cela comme le trajet nécessaire pour passer d’un ma clinique à la clinique. Pourquoi entend-on ce qu’on entend ? Quel est notre rapport à nos patients, à leur symptomatologie ? Ces éléments là sont également en jeu dans le travail du trait du cas.
De plus, mais c’est de la même structure dont il s’agit, j’ajouterais que le transfert aux maîtres, ça n’est pas rien. Je pense que le fait que nous travaillions alternativement des entretiens de Czermak et Melman a eu son petit effet. Il y a les enjeux, ou avis de chacun concernant ces deux praticiens. Et puis il y a aussi la jouissance que chacun peut éprouver à trouver ou retrouver Marcel Czermak et Charles Melman dans ces entretiens, leur style, leur mode de réplique, qui peuvent constituer en tant que tels un transfert et donc une résistance à l’abord des cas, parce qu’il y a parfois de quoi être impressionné, admiratif. Ou bien agacé, énervé, déçu. Et on est pris par tout ça, et hop, on est à côté de la plaque quant à ce qui se dit dans l’entretien.
Tout ça, ça fait partie de notre question, ce qui se dit dépend de qui écoute. Partons de ceci qu’il n’y a rien de plus facile que de rater ce qui se dit justement. D’y résister. De s’en éloigner. De le recouvrir par une question personnelle. Et je dirais qu’une des premières portes de sortie consiste en une mauvaise appréciation de la dimension de qui écoute, d’un recouvrement de la dimension de celui qui écoute par celle de celui qui mène l’entretien. Autrement dit : il n’y a de résistance que de l’analyste, et l’analyste résiste quand il ne consent pas à se réduire aux signifiants du transfert du patient. Est-ce parce que c’est Czermak qui mène l’entretien que ce qu’on essaye de spécifier structuralement comme celui qui écoute, c’est Czermak ? Pas du tout ! C’est même tout le contraire. Marcel Czermak résiste quand Marcel Czermak ne renonce pas à être Marcel Czermak, ou un psychiatre, ou un psychanalyste, ou quoi que ce soit à quoi il s’identifie. Et nous, dans notre travail de trait du cas, nous résistons quand nous ne renonçons pas à ce que Marcel Czermak soit Marcel Czermak et à ce que Charles Melman soit Charles Melman. A partir de là, qui écoute ? La question est ouverte. En guise d’ouverture, je vous propose la citation suivante, du texte Position de l’inconscient : Mais ce sujet [Lacan parle là du sujet de l’inconscient, du sujet dont ça parle quand un patient nous parle], c’est ce que le signifiant représente, et il ne saurait rien représenter que pour un autre signifiant : à quoi dès lors se réduit le sujet qui écoute. Cette deuxième occurrence renvoie au praticien en tant que sujet. Qui écoute, donc, si nous suivons cette formule ? Un sujet. Mais un sujet réduit à un signifiant, produit par le patient. A repérer, éventuellement, pour chaque cas.
Mon propos d’aujourd’hui va consister en une tentative d’ouvrir cette réflexion, en essayant de décliner cette phrase – ce qui se dit dépend de qui écoute – et d’indiquer en quoi elle est susceptible d’accompagner notre travail de lecture, puis d’écriture, des traits du cas, et plus généralement notre travail de l’année.
D’abord, j’aimerais porter votre attention sur la rigueur de cette formule.
Ce qui se dit dépend de qui écoute. On peut remarquer d’emblée qu’il ne s’agit pas de ce qui est dit, mais de ce qui se dit. Je dirais que c’est de là qu’il faut partir. Quelle est la différence entre ce qui est dit et ce qui se dit ? On peut entrer dans la question par l’écart que Lacan propose entre énoncé et énonciation. Disons que ce qui est dit, c’est l’énoncé, c’est le verbatim. Et, ce qui se dit, c’est ce qui soutient l’énoncé, ce dont l’énoncé parle, ce à quoi il renvoie, ce qui passe dans, et par l’énoncé, entre les lignes de l’énoncé. Non pas comme sens, non pas comme signification : ce dont ça parle, ça n’est pas la même chose que le sens. Au contraire : il s’agit de quelque chose qui se présente d’emblée dans son opacité. A première vue donc, la dimension de ce qui se dit se présente à nous comme une difficulté, qui doit nous amener à une certaine humilité. Car si ce qui se dit, c’est ce dont parle le patient, la première chose qu’on peut en dire c’est que ce n’est pas évident du tout de savoir de quoi parle un patient. Il faut parfois beaucoup de temps pour avoir une idée de ce que quelqu’un raconte. Entendons donc, au point où nous en sommes, que ce qui se dit dépend de qui écoute n’est pas une formule que nous pouvons facilement mettre en application, ou bien vérifier à tout-va. C’est une formule qui nous sollicite sur le plan d’une certaine précision.
Comment, donc, et pourquoi fait-on le pari qu’en étudiant un entretien, une présentation de malade, nous pourrions relever, nous faire une idée, de ce dont parle un patient, de ce qui se dit ? Je vous proposerai le biais suivant : de considérer que ce qui se dit, ça s’appréhende à certains moments d’un entretien. C’est une dimension qu’il s’agit de saisir au niveau d’une certaine temporalité, au niveau d’un certain surgissement.
Qu’attendre d’un psychanalyste ? De savoir saisir les moments où ce qui se dit apparaît, se donne à entendre, et de savoir que c’est dans ces moments-là qu’il surgit comme qui écoute. C’est ce que Lacan isole comme le transfert, au moment de la fermeture de l’inconscient, comme mise en acte d’une certaine réalité. Autrement dit, ce qui se dit va de pair avec une clarification des places dans la structure, avec une précision de la modalité d’adresse et des conditions d’une parole possible. Ce qui se dit dépend de qui écoute, en tant que, temporellement parlant, les deux phénomènes se produisent l’un après l’autre : ce qui se dit est fonction de qui écoute.
Qui écoute ? Est-ce Melman, est-ce Czermak ? Non. Celui qui écoute, c’est celui à qui parle le patient. C’est-à-dire que c’est l’Autre de l’adresse, en tant que déterminé par les signifiants du transfert. Il ne s’agit pas de celui qui écoute comme technicien de la parole qui disposerait du bon filtre ou de la bonne formation pour pouvoir entendre le patient, alors qu’un autre technicien, par exemple neuro-scientifique ou cognitiviste, disposerait du mauvais filtre et serait sourd à ce que raconte un patient. Ca c’est la face imaginaire de la question, qui n’est pas très intéressante. Qui écoute renvoie davantage à un fait de discours, à l’éthique du psychanalyste, en tant que la conception que se fait le praticien du symptôme et de l’inconscient fonde son statut. A quoi l’analyste prêtera-t-il attention, ou pas, et à quoi l’analyste se prêtera-t-il tout court, si, d’une partie du symptôme, il a la charge ?
Ce qui se dit dépend de qui écoute nous amène donc sur le terrain du moment du transfert, du moment de son articulation, comme moment de fermeture, mais aussi d’ouverture à la saisie d’une réalité autour de laquelle tourne tout l’énoncé : à savoir l’organisation du fantasme du sujet. Il s’agit d’une topologie dont il faut rendre compte, pour chaque cas. Dans de tels moments, un message peut éventuellement passer, situant un certain réel. Message qui, vous l’entendez, n’a rien à voir avec le sens du discours. C’est le seul biais par lequel nous pouvons saisir ce qui se dit, en tant que ce qui se dit, c’est ce qui indique, serre, un réel, en recel, en-deça, ou au-delà, par exemple dans le cas de cette patiente dont nous avions parlé, qui passe son temps à se rendre devant une porte, au-delà de laquelle elle localise la voix qu’elle entend. Il s’agit donc de saisir, s’il y en a, ces moments fugaces, logiques, au cœur des entretiens, au niveau desquels quelque chose est proposé, énoncé, qui, s’il est attrapé avec justesse, précise l’adresse, le transfert, les conditions de la parole du patient, et introduit à la réalité du sujet, en tant qu’elle est structurée exactement de la même façon que sa parole.
Prenons un autre exemple. Monsieur Lesavant qui dit à Marcel Czermak Mr L : Vous, vous en êtes convaincu que vous êtes vivant ? Une question comme ça n’arrive pas n’importe quand, n’importe comment. Elle condense la question d’un sujet, son enjeu, et une adresse qui lui permet de poser sa question. A ce niveau précis, ce qui se dit dépend de qui écoute. Parce qu’il a fallu travailler la modalité d’adresse pour permettre à ce patient de poser sa question de cette façon-là. Tout le début de l’entretien visait à une déspécification de la position de Marcel Czermak, à sa désaliénation à tous les signifiants auxquels il était susceptible de s’identifier, d’une purification de l’adresse disons, qui a débouché sur la possibilité de formulation de cette question. C’est là qu’on touche, après-coup, que ce qui a pu se dire (l’enjeu de la vie et de la mort) a dépendu de qui écoutait (c’est-à-dire un Autre déspécifié, Marcel Czermak comme pas Marcel Czermak).
La topologie que j’ai essayé, là, de vous restituer, de pulsation temporelle, de fermeture de l’inconscient comme moment du transfert et précision des coordonnées de l’adresse et des conditions de la parole, est plutôt articulée par Lacan pour parler de la névrose, en tant qu’elle s’articule à la structure de la pulsion chez le névrosé. La clinique des psychoses complique et à la fois simplifie cette structure. Car il peut arriver qu’énonciation et énoncé soient conjugués, c’est-à-dire qu’il n’y ait pas d’au-delà dans ce que dit un patient, qu’il n’y ait pas d’entre les lignes, que ce qui se dit puisse se livrer tout à fait dans le champ de ce qui est dit. Cela étant, il y a tout de même lieu de poser la question de la même façon, en ceci que nous mettons régulièrement en évidence différents temps dans un entretien, qui s’ordonnent entre eux selon cette question du mouvement de l’adresse et des dits qui en découlent. Schreber lui-même distinguait plusieurs plans dans le champ de ce qui lui venait comme pensée. Il distinguait les signifiants qui venaient de lui, auxquels il avait pensé lui-même, et ceux de la langue dite fondamentale, qui lui avaient été dits par les rayons divins. Là encore, ce qui s’est dit dans sa pensée est fonction de l’Autre de l’adresse avec qui cela se joue. Simplement, ce qui se dit ne passe pas par les mêmes voies, en tant que la structure du transfert n’est pas la même, en tant que le qui écoute ne se produit pas de la même façon. Je ne vais pas entrer dans une théorisation de cette question pour aujourd’hui, mais je vous proposerai quand même l’hypothèse suivante : ce qui se dit dépend de qui écoute a à voir avec la fonction du temps. Si dans la névrose, il s’agit d’un moment, d’une pulsation temporelle, en tant que ce qui se dit dépend de qui écoute consiste en la fermeture de l’inconscient allant de pair avec une ouverture fugace, par la mise en acte du transfert, qui donne à voir la réalité en jeu, dans la psychose, je dirais que l’ouverture n’est pas fugace du tout. Une fois que la réticence est levée, qu’il y a eu une sorte d’ajustement des conditions de la parole du patient et des modalités de l’adresse, le transfert se présente comme un temps ouvert, où les choses peuvent commencer à se dire… Et on ne sait pas très bien quand est-ce que ça va s’arrêter. C’est un temps qu’il s’agira alors de border, car sans point de butée, puisque le transfert est irrésistible.
Notre formule nous amène donc à une clinique de la singularité du rapport au langage et à la parole de chacun. Pour chaque cas, quelle est l’économie de sa parole ? Comment s’organise-t-elle ? Quelles en sont les conditions, les faces de résistance, de réticence, de transfert ? Comment le patient parle-t-il ? Comment s’adresse-t-il à l’autre ? Je dirais que ce sont ces questions de base qu’il s’agit de reprendre cette année. Cette structure à serrer au sein même des entretiens, en essayant de repérer dans les moments clés un signifiant autour duquel tourne l’affaire, un signifiant qui fasse joint, temps d’ouverture, ponctuation de l’adresse, qui permette après cela d’entendre, de saisir quelque chose de ce qui se dit, c’est l’enjeu dont il s’agit.
En conclusion, je voudrais redire un mot concernant les questions que nous avions reçues de la part de plusieurs membres en juin dernier : mais, à l’école de Sainte-Anne, qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on cherche ? Qu’est-ce qui est visé ? J’espère vous avoir proposé une réponse. Il y a un certain nombre de questions de base concernant ce que c’est que le dialogue, ce que c’est qu’une interlocution, que le langage, que la parole, que la topologie qui s’en dégage, que nous essayons de traiter en étudiant les entretiens. Et ça, c’est intéressant, parce que c’est le cœur même de la pratique.
Qu’attendre d’un psychanalyste ? D’avoir une idée de comment ce qui se dit dépend de qui écoute. Phrase que j’attrape là d’un coup, dans son entièreté, sans séparer ce qui se dit de la question de l’adresse, afin de mettre l’accent sur le nouage, l’articulation de ces deux éléments.