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Coronneries

Par Bettina Gruber

 

« Condensation avec formation substitutive » [1] est une des techniques du Witz selon Freud. C’est un mécanisme langagier qui nous est tout à fait « familionnaire » je dirais ; nous, les analystes et analysants qui tentons d’interroger les formations de notre inconscient « au jour le jour »,  à l’aune de notre responsabilité de sujet ; avec tout ce que cela a d’inquiétant, d’étrange.

Plus ou moins subversif, ce jeu avec le langage sert à dénoncer et / ou de faire avec ce que nous vivons ; il dédramatise tout autant qu’il met à distance. Il dénonce tout autant qu’il énonce notre désir inconscient, plus ou moins assumé. Il ne change rien au monde ni aux faits, mais il peut changer notre rapport aux faits tout autant qu’il les trahit.

Quand les temps sont difficiles, l’humour fleurit  les conneries aussi : certaines  (me) font rire, d’autres « bof » et encore d’autres ne (me) font pas rire du tout, voire me dérangent profondément.

Ainsi cette vidéo [2], qui circule, se transfère, se transmet, m’affecte, m’inquiète.

 

 

Faut-il en rire ou en pleurer ?  Faut-il le prendre au pied de la lettre ou au sens figuré ? Est-il seulement possible de séparer l’un de l’autre ? Les mots renvoient-ils aux choses de la réalité ou simplement à la représentation que nous nous en faisons ? Le langage est un virus qui parasite nos pensées,  déforme notre perception de la réalité, nous déforme dans notre rapport à l’autre et à nous-mêmes.

Aber Sprache dichtet und denkt nicht nur für mich, sie lenkt auch mein Gefühl, sie steuert mein ganzes seelisches Wesen, je sebstverständlicher, je unbewußter ich mich ihr überlasse.[3]

 » Mais la langue ne fait pas que poétiser et penser pour moi, elle dirige aussi mes sentiments, pilote tout mon être psychique et moral, d’autant plus naturellement que je me laisse porter par elle, inconsciemment. »

On ne sait pas toujours ce qu’on dit et on ne dit pas toujours ce qu’on veut dire : mais nous sommes responsable de ce que nous disons,  que nous en soyons conscients ou pas. Sujets de l’inconscient, nous sommes soumis au « fascisme » du langage qui nous oblige à dire pour reprendre la formule de Roland Barthes [4]. Mais si le langage nous oblige à dire, est-ce qu’il nous oblige à rire alors que nous aurions envie de pleurer ?

 

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C’est un voisin qui l’a envoyée un peu à la cantonnade sur le groupe WhatsApp de notre immeuble. C’est lui qui parle de « Macron en fureur » en guise de titre alors que la vidéo « détournée » ne fait jamais explicitement ce rapprochement. Elle se contente de mettre des faux sous-titres en français sous le son qui reste en allemand, la VO du film « La Chute ».Ensuite lalangue fait le reste, dans le glissement sonore de Führer en fureur, abolissant les frontières entre les langues, faisant passer la virulence du signifiant qui nous affecte, nous infecte et me persecute d’une langue à l’autre.

Il n’y a que treize ans qui séparent la fin de la guerre, de ma date de naissance. Ce n’est même pas une génération. Pour moi, le signifiant « Führer » entraine dans son sillon toute Lingua Tertii Imperii avec son bagage funeste ; toujours virulent, toujours présent dans ce qui m’affecte. Il me fait associer « journal de confinement » avec le journal d’Anne Frank,  me fait tiquer quand les participants à une manifestations disent qu’ils se sont fait «  gazer » par la police. Dans ma langue, quand on s’est fait gazer, on n’en revient pas ; au sens propre. Et je dois dire, que je ne me suis jamais faite aux « usines à gaz » à la française, métaphore que j’ai tendance à entendre systématiquement au pied de la lettre. Rien n’y fait.

Parmi les emoticons qui pleurent de rire et autres « likes », une seule remarque « articulée » de la part d’une voisine : « Excellent ! Faut il en rire ou en pleurer… ». L’émoticon fait les deux, comme ça, nous n’avons pas à trancher.

Faut – il en rire ou en pleurer ? Est-ce que cela banalise Hitler (dans le rôle d’un « chef de guerre » comme un autre, qui s’y croit, joué par un acteur censé nous y faire croire) ou est-ce que cela ternit l’image de Macron dans une hyperbole « infecte » ( Macron en « Führer » en fureur, l’incarnation d’un mal absolu) ?

Finalement ce n’est pas le rapprochement des images, du visible, qui m’affecte, me dérange, me met mal à l’aise, me persecute, mais le glissement audible des mots et associations d’une langue à l’autre : « Vous m’avez dit que c’était une putain de grippe », éructe Bruno Ganz l’acteur qui incarne le Führer, dans une fureur macronienne où la voix déraille, se brise, faisant apparaître entre le lignes du faux sous-titre le virus, « l’ennemi invisible », jamais nommé comme tel dans cette vidéo ou plutôt dans les sous-titres français qui la détournent.

LTI a un faible pour la métaphore organique ; ça me parasite, s’impose à moi tel un automatisme mental. Je ne peux pas ne pas associer juif et ennemi invisible-virus, qui allait infecter le « Volkskörper », le « corps du peuple ». On leur fit porter non pas un masque mais une étoile jaune pour signaler le danger de contamination.

« Was Sie da sagen ist ungeheuerlich »  (« Ce que vous dites-là est monstrueux »),  dit en VO l’un des généraux présent à Hitler alors que celui-ci accuse ceux qui sont au front de lâcheté devant l’ennemi sur le point de gagner. Imaginer le virus en humain (fut-ce l’ennemi) pour faire consister un danger invisible est-ce la même chose que traiter l’humain en virus, objet inanimé (fut-ce un organisme) que l’on peut écraser sans remords ?

Rire jaune ou rire à gorge déployée ? De quel côté suis-je dans ce jeu de miroirs qui se reflètent à l’infini ? Un mot renvoyant à un autre, d’une langue à l’autre, je me sens visée, me mets à la place du virus, de l’ennemi invisible, de l’étranger, du juif.

 

***

 

On assisterait à la ré-apparition des corbeaux, ai-je pu entendre ce matin dans une revue de presse à la radio.  Ces oiseaux noirs que l’on ne voyait plus dans nos villes et que l’on croyait menacés de disparition? Non, on nous parle de ces corbeaux, oiseaux de mauvais augure, auteurs des lettres anonymes et qui dénonceraient (j’ai du mal à y croire) auprès de la préfecture de police de je ne sais plus quelle région « des juifs et des arabes qui ont apporté le virus » dans la commune en question. Dans une autre commune, près de Grasse celle-là, le maire aurait porté plainte contre x pour empoisonnement des résidents d’un Ehpad qui seraient morts, infectés par le virus.   Les proches des morts et d’autres « administrés » (!) soutiendraient la démarche du maire.

Faut-il en rire ou en pleurer ?  Est-ce que je manque d’humour ? De recul comme on dit ?

Questionner ce qui nous fait rire pour assumer ce que nous disons et ce que nous sommes, y compris dans nos conneries : des parlêtres ; c’est à ça que sert la psychanalyse – et comme le Witz, le mot d’esprit, l’humour, la blague, elle n’a que le langage, pour « tricher la langue » (R. Barthes), pour exercer un travail de déplacement sur la langue, visant par là le déplacement du sujet.

 


 

Références

[1] « Verdichtung mit Ersatzbildung » (Der Witz und seine Beziehung zum Unbewußten), tradution française en libre accès ici :http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/le_mot_d_esprit/freud_le_mot_d_esprit.pdf

[2] https://www.konbini.com/fr/cinema/video-lhilarante-parodie-de-la-chute-facon-crise-du-coronavirus/

[3] Victor Klemperer in : LTI – chap. I. – édition allemande Reclam- p.25/26

[4] « Mais la langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire » (R. Barthes, in : « Leçon »)