Je vous propose de poser quelques jalons autour du thème que nous allons particulièrement travailler cette année : « Ce qui se dit dépend de celui qui écoute ».
Indiquons tout d’abord que c’est une phrase de Marcel Czermak.
Il l’a régulièrement prononcée lors de ses interventions orales, mais- comme c’était souvent le cas chez lui- les traces écrites sont bien moins nombreuses.
A rechercher les quelques occurrences de cette phrase, il est notable que Marcel Czermak l’évoque le plus souvent dans des espaces extra territoriaux de la psychanalyse, notamment dans le champ judicaire.
Je pense par exemple à son article « délinquances » dans Patronymies.
Indiquer que « Ce qui se dit dépend de celui qui écoute » est alors pour M. Czermak l’occasion de rappeler que, face à un délinquant ou à un criminel, le juge, le policier, l’assistante sociale, ou encore le psychiatre ne vont pas entendre la même chose.
Ce qui se dit dépend donc d’où l’on écoute, de la place que nous tenons, que nous occupons pour entendre.
Solal Rabinovitch, dans son dernier livre Les paroles restent, estimait qu’entendre depuis les coulisses était, selon elle, une bonne place.
Donc, premier point : Ce qui se dit dépend donc d’où l’on écoute.

A l’occasion d’un entretien que Nicolas Dissez et moi-même avions eu à San Sebastian pour le Journal de Bord avec Jorge Cacho, celui-ci avait proposé la variation suivante à la phrase de M. Czermak : « Ce qui se dit dépend de celui qui entend » (et non de celui qui écoute).
Cette modification était en référence, nous avait-il dit, à la phrase de Lacan dans L’étourdit : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend ».
Cette proposition de Jorge Cacho m’a également fait penser à cette autre phrase de Lacan que vous retrouvez dans son texte sur la « Direction de la cure et les principes de son pouvoir » : « Ce que j’écoute est d’entendement ».
Ce sera sans doute une question pour nous, concernant la formulation du thème de travail de cette année :
Maintenons-nous « Ce qui se dit dépend de celui qui écoute » ou choisit-on plutôt de dire « ce qui se dit dépend de celui qui entend » ?
Et qu’est ce qui se modifie dans le passage entre ces deux phrases ?
Il est amusant de noter que certaines traductions du texte de Freud sur La question de l’analyse profane laissent à penser que l’écoute serait du côté du patient et l’entente ou l’entendement du côté de l’analyste : « il ne se passe rien entre eux d’autre que ceci (…) L’analyste convoque le patient à une certaine heure de la journée, le laisse parler, l’entend, puis lui parle et le laisse écouter ».

Après cette proposition de Jorge Cacho, voici une autre variation possible du thème qui va nous occuper toute l’année.
Je l’ai également trouvé chez M. Czermak qui disait : « Tout le monde écoute mais qu’est-ce qu’on entend ? »
Nous entendons, pourrions-nous dire, à partir de la clinique, de ce qui se dit au lit du malade. Mais existe-t-il pour autant une autonomie de la clinique ?
Puisque nous allons également retravailler cette année, dans le cadre de l’exercice du trait du cas, des entretiens menés par Charles Melman et par Marcel Czermak avec un même patient, je souhaitais revenir sur une remarque faite par C. Melman en 2018 lors d’un séminaire d’hiver de l’ALI qui portait sur le président Schreber, une remarque à l’adresse, comme il disait, « de ses amis de Ste Anne ».
Il avait à cette occasion critiqué ce qu’il considérait être la conception de la clinique à l’école psychanalytique de Ste Anne, à savoir une conception rousseauiste de la clinique qui, telle la nature, serait déjà là. La clinique existerait ainsi par elle-même et c’est par elle que nous pourrions tout apprendre et être enseignés.
Toujours lors de ce même séminaire, Melman indiquait très justement que lorsqu’il recevait un patient en présentation clinique, il ne le voyait que sous le prisme de son « propre système, ses propres partis-pris et ses propres alinéations ». La clinique révèle donc toujours une théorie, celle du praticien.
Marcel Czermak rappelait souvent qu’il prenait les choses du côté de l’objet, et que cela modifie l’abord du patient. Nous pourrions dire que c’était sa théorie. Sa façon d’envisager le transsexualisme révélait également sa théorie : M. Czermak résumait cela en disant ce n’est pas du tout la même chose de dire d’un transsexuel qu’il a la conviction d’être une femme et de dire qu’il veut absolument être nommé « femme ».
Mais C. Melman insistait pour dire que derrière ce que l’on appelle la théorie, il y a ce que l’inconscient permet au praticien d’entendre, de voir, et qui peut éventuellement présenter des points d’accroche avec celui du patient.

En contrepoint d’une clinique naturaliste – pour laquelle nous pourrions dire, pour paraphraser Rousseau concernant la nature : « jamais la clinique ne nous trompe » – une phrase comme : « ce qui se dit dépend de celui qui entend » vient-elle pour autant valider un relativisme absolu de la clinique ?
A chacun sa clinique !
M. Czermak faisait le constat dans Traverser la folie que les psychiatres ne pratiquent jamais pareil. Selon si c’est Monsieur A. ou Madame B. qui examine le patient, le recueil (auprès du patient) ne sera pas le même.
Nous savons les efforts qui ont été déployés pour uniformiser tout cela, surtout à partir du DSM III, même si les « premières classifications de maladies et cause de décès » date de Bertillon et d’avant la première guerre mondiale. Jean Garrabé le rappelait souvent.
Lorsque Spitzer et ses collègues travaillent au milieu des années soixante-dix sur le DSM III, cela se passe sur fond de tensions entre les psychiatres partisans de la conception psychodynamique, ceux qui utilisent l’approche biologique ou encore la psychiatrie communautaire et sociale.
C’est également l’époque de cette expérience du psychologue David Rosenhan qui avait fait grand bruit en 1973, une expérience publiée dans la revue « Science » sous le titre (traduit en français) « sur le fait d’être sain d’esprit dans des endroits fous » et qui remettait en cause la question de la scientificité et du sérieux du diagnostic psychiatrique.
Tous ces travaux ont surtout permis de mettre en place une clinique des signes qui serait validée statistiquement.

Je vous propose enfin une dernière variation ou formulation au thème de l’année. Elle prend la forme d’une question que M. Czermak posait :
« Ecouter c’est bien gentil, [disait-il] mais qui écoute et à quelle place ? »
Qui écoute et à quelle place ?
Selon qui écoute et selon la place occupée, il sera alors possible non seulement de faire entendre les faits cliniques, les invariants de la clinique (car il y en a) mais aussi de prendre en compte la remarque de Lacan que nous travaillerons également :
« Si le clinicien (…) ne sait pas (…) que d’une moitié du symptôme c’est lui qui a la charge (…) il n’y aurait pas de symptôme achevé et condamné ».
Notre thème de l’année vient mettre en tension différents sujets : tout d’abord celui de l’invariant, de l’universel de la clinique mais aussi celui de la transformation de la clinique.
Comment rendre audibles les invariants mais aussi entendre ce qui est nouveau, inusité ?
C’est d’autant plus difficile que Lacan nous rappelle dans l’Acte psychanalytique qu’« il n’ y a évidemment de pire surdité que quand on ne veut pas entendre la première fois » !

Enfin, sur ce thème de l’entendement, puisqu’on est proche de celui du transfert (« Le transfert est un phénomène où sont inclus ensemble le sujet et le psychanalyste » disait Lacan), je ne résiste pas au plaisir de vous rappeler la définition que donnait Lucien Israël du transfert :
Le transfert c’est « vouloir faire entendre quelque chose à quelqu’un qui n’en veut pas »

« Qui écoute ? » demandait Marcel Czermak.
Je me disais, pour conclure, que cette question allait devenir de plus en plus d’actualité, notamment après ma lecture cet été d’un article du Monde (06 aout 2024) qui évoquait l’essor des psychothérapies par intelligence artificielle. Ce sont des robots conversationnels, des chatbots. Il en existe plusieurs, par exemple : « Therapist » ou « Psychologist ». Ils sont disponibles 24h/24 et gratuits. Vous voyez comme la concurrence va être rude !
Ils touchent particulièrement les 16-30 ans.
Je vous livre le court témoignage d’une utilisatrice, extrait de cet article du Monde : « Il m’arrivait de sortir de ma consultation et d’avoir encore des questions à poser, donc plutôt que de payer une nouvelle séance, je les posais directement à ChatGPT ».
Comme toujours avec l’intelligence artificielle, il est question de mettre en place des limites, des garde fous, d’autant plus qu’en mars 2023, un jeune trentenaire présenté comme écoanxieux s’est donné la mort après six semaines de conversation intensive avec un Chatbot nommé Eliza.
Des protocoles ont donc été mis en place : par exemple, quand une personne, un utilisateur évoque le suicide, le Chatbot refuse de développer une réponse.
Il existe également le projet de mettre en place des mises en garde préalables, des phrases comme par exemple : « je peux vous écouter, mais je ne peux pas vous aider véritablement ».
Voilà une raison pour les psychanalystes d’être tout de même optimistes face à la venue de ces robots psys :
Peut-être pourra-t-on bientôt lire au fronton de ces logiciels des phrases freudiennes comme celle-ci : « la guérison viendra de surcroît »