« Les psychoses, quoi de neuf ? Freud écrivit que la théorie est à la remorque de l’expérience. Pour les névroses, la théorie a aujourd’hui une valeur diagnostique et prédictive bien établie. Les psychoses, en revanche, ouvrent toujours un vaste champ à la recherche. La clinique reste ici la boussole, à commencer par les grandes observations des psychiatres classiques. Ils nous apprennent qu’il y a de grandes différences entre les délires linéaires (les paranoïas, la mélancolie et la manie) et les délires schizo­­phré­niques qui s’éparpillent de manière concentrique. Autre chose encore est l’automatisme mental. Il y a, de plus, des degrés du délire, et des différences d’intensité (la plupart des psychanalystes ont des psychotiques de basse intensité sur leurs divans). Enfin, il faut distinguer les psychoses qui surmontent leur passivation grâce à des « contre-délires » parfois géniaux, de celles qui sont réduites à une objectivation asilaire. En dépit de ces différences, les cliniciens s’accordent sur le terme de « psychose » pour désigner l’ensemble de ces manifestations. La célèbre « métaphore paternelle » de Lacan n’en est probablement qu’une présentation.

Les psychoses restent donc un champ ouvert de grande importance. Elles ont d’ailleurs été une source d’inspiration pour Freud depuis ses débuts. Il a tiré de la parole schizophrénique une théorie du langage plus profonde que celle de Saussure. De même, il a entendu la leçon des paranoïas pour les projections délirantes, qui habitent aussi les névroses sous la forme d’un Wahn constant (comme il l’a écrit dans « La Gradiva »). Ce numéro de La clinique lacanienne a l’ambition de laisser ouvertes ces questions ».

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opération clinique psychiatrie lacanienne topologie transfert

Par Elsa Caruelle-Quilin

Intervention du 13 Mars 2019

 

 


 

Ce que montrent les nœuds, c’est qu’il existe au moins une opération possible qui suspende le lapsus de nœud (forclusion du nom du père : S/R), opération repérée par Lacan à la fin du séminaire sur Joyce. Même si nous ne savons pas de quelle opération relève cette suspension, nous savons qu’elle existe, un peu comme pour le bozon de Higgs. Il existe une opération, il y en a peut-être même d’autres, le sinthome est la plus connue mais, tout comme le délire, c’est une tentative solipsiste du psychotique. Notre hypothèse est que cette suspension à l’infini du lapsus de nœud, et ses conséquences sur l’imaginaire, serait une opération dans et par le transfert.

Une première question cette année avait été de se pencher ce que pouvait être, cliniquement, cette ouverture à l’infini des droites. Nous étions revenus sur la dimension de l’infini comme construction du délire, notamment avec Schreber qui repousse à l’infini sa transformation en femme, ou encore avec les érotomanes qui repoussent à l’infini le moment de la rencontre. Cette temporalité infinie, nous la retrouverons aujourd’hui sous une autre forme, comme construction dans le transfert : la forme infinitive. Une des questions que cela pose, c’est la possibilité que la construction d’un infini dans le transfert puisse rendre en quelque sorte superflue une autre « tentative de guérison » (Freud), la construction d’un infini par le délire.

Restait en suspens la question de cet étrange imaginaire décapitonné du stade du miroir (en dessous de la jonction du nœud de trèfle) mais paradoxalement non dénoué.

Dans la suite des textes à l’étude pour la préparation des journées sur la direction de la cure et son opération dans le champ des psychoses, je m’appuierai sur la leçon de l’Ethique du 22 Juin 1960, même s’il va surtout s’agir de la croiser avec un cas qui nous ‘aura beaucoup fait travailler cette année : le cas de monsieur Lesavant.

Je voudrais à ce propos revenir sur la question du Nebenmensch, la question du prochain qui a été pour moi l’enjeu de beaucoup de questions lors de la préparation des journées.

Il y a quelques années, à la maison de l’Amérique latine, on m’avait demandé de répondre à une étrange question : que nous transmettent les psychotiques ? Etrange d’abord parce que précisément, dans la psychose, la forclusion du nom du père semble défaire la question de la transmission. Etrange aussi parce que j’avais fini par répondre le mot fraternité. J’avais alors dû chercher chez Lacan ce mot, obtenir en quelque sorte « l’autorisation » du maître de pouvoir le dire, puisque ce mot fraternité, en tant que fille et petite-fille de communiste, je ne me l’autorisais pas de moi-même. C’était presque une honte qu’il insiste comme ça depuis mon enfance, même après des années d’analyse, ce signifiant fraternité dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a pas été élevé au rang d’opérateur analytique.

J’ai pourtant trouvé alors deux occurrences de ce mot dans le séminaire du maître, deux occurrences restées sans écho et qui pourtant touchent radicalement la question du transfert.

Lacan, dans le séminaire Ou pire : « De qui sommes – nous frères dans tout autre discours que dans le discours analytique ? Est-ce que le patron est le frère du prolétaire ? Est-ce qu’il ne vous semble pas que ce mot frère, c’est justement celui auquel le discours analytique donne sa présence, ne serait-ce que de ce qu’il ramène ce qu’appelle ce barda familial ? Vous croyez que c’est simplement pour éviter la lutte des classes ? Vous vous trompez, ça tient à bien d’autres choses que le bastringue familial. Nous sommes frères de notre patient en tant que, comme lui, nous sommes les fils du discours. […] Notre frère transfiguré, c’est cela qui naît de la conjuration analytique et c’est ce qui nous lie à celui qu’improprement on appelle notre patient. »

Ce mot fraternité donc, le discours analytique lui donnerait, je souligne, sa présence. Entendez bien comme le communisme fleurte ici avec le transfert. Il y aurait d’ailleurs sûrement à dire aussi sur le fleurte du communisme avec la psychose. Comme vous le savez, pour Lacan, « l’inconscient, c’est le politique ». Il ne s’agit évidemment pas pour nous aujourd’hui « d’être ou de ne pas être » communiste, mais de vouloir savoir de quoi ça parle.

Avec le frère transfiguré, le prochain comme a été traduit le Nebenmensch, le christianisme non plus n’est pas loin : le prochain, le frère, le camarade, ou plus moderne, le migrant qui fait retour dans le réel, de quoi le Nebenmensch est-il le mythe ? Bettina Gruber proposait, pour éviter cette dimension mythologique, c’est à dire pour tempérer la dimension fantasmatique, de ne pas traduire Nebenmensch, mais de s’en tenir à la position démétaphorisée des corps : Nebenmensch, l’homme qui se trouve à côte donc, pas face à face, mais côte à côte, côte à côte dans lequel, hasard ou coïncidence, je trouve le nom de mon analyste, Lacôte…

Deuxième occurrence du mot fraternité, qui est en fait chronologiquement la première, la dernière phrase de L’agressivité en psychanalyse (Lacan, Les Ecrits, p 123) : « c’est à cet être de néant que notre tâche quotidienne est d’ouvrir à nouveau la voie de son sens dans une fraternité discrète à la mesure de laquelle nous sommes toujours trop inégaux ».

Qu’est-ce donc que cette « fraternité discrète » de l’analyste ? L’histoire du mouvement analytique est effectivement très discrète à ce sujet. Ce n’est pas la fraternité, même discrète, qui nous caractérise. Monsieur Czermak, à maintes reprises, est revenu sur la férocité et parfois la mortalité des coups au sein de la communauté des analystes. Comme nous le savons depuis Freud, l’histoire a tendance à se répéter. En « réalité », le prochain se fait proche-haine.

Lors de cette soirée donc sur ce que nous transmettaient les psychotiques, j’avais même fini mon topo par le mot « amitié ». Ce n’est pas un concept analytique n’est-ce pas ? Pourtant, Marcel Czermak a pu dire que ce qui avait opéré avec Lesavant c’était, je cite, « un point de camaraderie ». Je vous laisse entendre l’inconscient, c’est à dire selon Lacan, le politique, qui fait retour avec ce signifiant « camarade ».

Je repars de l’entretien clinique de Monsieur Lesavant.

Marcel Czermak : « Alors nous deux de quels cotés on est ?» (Remarquez donc le côte à côte)

Nous y reviendrons lors des journées, mais la question qui m’a retenue, c’était « à quelle condition un analyste peut-il s’autoriser à dire nous » ? Nous ne sommes pas intimes avec nos patients, l’entretien finit par « nous sommes d’accord sur le fait que nous ne nous soyons pas rencontrés », dans une temporalité donc qui inclus le temps de la séance. Si ce nous n’est pas une rencontre ni une intimité, qu’est-ce que ce « nous », ce nous auquel, pour reprendre la première citation de Lacan, « le discours analytique donne sa présence » ?

Quelqu’un qui se reconnaitra m’a proposé de lire un bouquin. Je n’ai pas eu le temps de lire mais le titre « Nous étions l’avenir », n’est pas sans m’avoir interpelée puisqu’on y entend la grammaire de l’entretien de Monsieur Lesavant : le nous / et l’à venir, en deux mots, c’est à dire à l’infinitif. L’à venir donc que l’on retrouve dans la question compulsive de Lesavant : comment avancer ? Je note au passage la précision qu’apporte peut-être ce titre, qui place l’à venir dans l’ordre du temps et non pas de l’espace. Y a-t-il une temporalité tendue vers l’avenir, une temporalité du nous que nous enseignerait la psychose, une temporalité à laquelle, je me répète, « le discours analytique donnerait sa présence » ? Y a-t-il une autre temporalité donc que celle du sujet de l’après-coup ?
Je n’ai pas lu ce livre, mais j’ai lu le titre, et la quatrième de couverture. Ça parle de l’impossibilité de dire Je pour ceux qui ont été élevé dans le « nous » des kibboutz communistes. Ça parle de la désintrication du Je et du nous, c’est à dire aussi, il me semble, de l’impossibilité de dire nous après le stade du miroir, de la forclusion du Nebenmensh après l’avènement du « moi-Je ».

Cette désintrication touche il me semble aussi la question temporelle : la « mise en fonction du je », avec le stade du miroir, c’est la mise en fonction d’une temporalité de l’après-coup. Le sujet est un après-coup, le sujet est structurellement en retard sur la dimension temporelle moins connue du signifiant : sa dimension d’anticipation. Remarquons quand même qu’avant le retournement de l’enfant sur lui-même (temporalité centripète), Lacan repère cette anticipation (rtemporalité centrifuge) centrifuge devant le miroir.

Un autre mot de Lesavant, que l’on retrouve aussi chez Schreber c’est le mot « humanité ». Ce qui occupe Schreber, ce n’est pas sa survie propre mais celle de l’espèce humaine. Lesavant y fera discrètement allusion lorsqu’il évoquera des hallucinations comme, je cite, « des voix, mais qui ne soient pas le son produit par un être humain ». Encore un signifiant communiste donc, décidément…. Si le communisme de mes parents et la chute du mur de Berlin font en quelque sorte partie de mon folklore hystérique, moi qui m’appelle Elsa, de quoi parle le communisme de Blanchot ou de Duras, eux qui ont inventé des néologismes comme la dépersonne ou l’impersonnalité ? Si « l’inconscient, c’est le politique », que ce sont ces signifiants en commun : fraternité, humanité, camarade, que sont ces signifiants en partage avec la psychose ?

Nous n’apprenons pas à parler, nous sommes provoqués à parler selon la belle expression de Jean Luc Cacciali. Chacun dans nos vies amoureuses, dans nos débats, dans nos écoles, nous sommes provoqués à dire « moi, je », immanquablement.

Je voudrais repartir de la présentation d’Edouard et d’Emilie du deuxième entretien de Monsieur Lesavant, sur cet énoncé que « la réalité est une farce ». Que nous apprend Monsieur Lesavant sur notre réalité, c’est à dire sur notre spécularité ? Il a été évoqué à ce propos le film Truman show où Jim Carrey ne se rend pas compte qu’il est dans une fausse réalité. Ce n’est pas tant, il me semble, que ce film parlerait de la méconnaissance de monsieur Lesavant mais bien plutôt de la nôtre.

Lacan a pu dire que nous serions tous sous le coup d’un automatisme mental, que le plus étonnant est que nous ne nous en rendions pas compte. Pouvons-nous reprendre à notre compte cet énoncé de Monsieur Lesavant, soit que la réalité est une farce, que le plus étonnant, ce soit que nous ne nous en rendions pas compte ?

Notre méconnaissance systématique donc de cette farce est fondatrice de notre réalité. Le stade du miroir capitonne le sujet représenté par un signifiant pour un autre signifiant et, malgré Lacan et son effort pour dissocier le signifiant du signifié saussurien, le stade du miroir fonde la référence. Dès lors, selon l’expression de Lacan dans le séminaire 2, nous tiendrons, je cite, à « notre Je comme à notre vrai moi ».

Un sujet donc est dès lors représenté par un signifiant pour un autre signifiant, la représentation surgit irrémédiablement. Nous avons beau ânonner qu’un signifiant renverrait à un autre signifiant, qu’il n’y aurait pas de rapport entre les mots et les choses, qui de nous soutiendrait sans frémir que l’image dans le miroir n’est que l’image d’une image (Dessin du stade du miroir). Nous tenons corps et âme à ce que notre réalité ne soit pas une farce, nous tenons corps et âmes, à ne pas être en quelque sorte, que les dindons de la farce. A partir de là donc, nous ne dirons plus nous mais, « moi-je ». La psychose peut-elle nous faire entendre ce nous que notre réalité forclos ? (Le ravage du communisme tient-il à une tentative de jonction de ce réel et de la réalité ? cf. nœud de trèfle, le nous se fait moi ?)

Il me semble que dans la direction de la cure que vont présenter Bettina et Stéphanie la semaine prochaine, il parle de « payer de sa personne ». Quelque chose se répète dans la leçon de l’Ethique, celle du 22 juin 1960 sur laquelle je m’appuie aujourd’hui : je cite « il (l’analyste) paye de sa personne en ceci qu’on peut dire que toute l’évolution présente de l’analyse est la méconnaissance, que, par le transfert, il en est littéralement dépossédé. ». Nous avons souvent entendu Marcel Czermak, à propos de cette fameuse opération clinique, dire qu’on ne savait pas ce qu’on faisait. C’est la suite de la leçon en quelque sorte, je cite Lacan qui est donc très Czermakien : « c’est pour la raison que, par un certain côté, il a hautement conscience qu’il ne peut le savoir, ce qu’il fait en psychanalyse ». Notez donc qu’il ne s’agit pas d’être pour l’analyste mais de faire. Cela coûte sûrement à un analyste d’être un analyste si tant est qu’on puisse soutenir un tel oxymore, en tant que précisément l’analyste concerne le non-être, soit ce qui n’est pas représenté par un signifiant pour un autre signifiant. En ce sens la psychose peut-elle enseigner le psychanalyste ?

Lacan précise « Et enfin, il faut qu’il paye d’un jugement concernant son action. C’est quand même tout de même un minimum d’exigence. L’analyse est un jugement. Je dirai que ce qu’il fait, c’est exigible partout ailleurs et qu’à la vérité, ce qui peut paraître scandaleux de l’avancer, c’est probablement pour quelque raison ».

Lacan ne dit pas donc si l’analyse est un jugement d’attribution ou un jugement d’existence. La psychose et en particulier monsieur Lesavant répond-il à cette question ? Je note, que comme pour monsieur Lesavant, ce jugement il s’agit de l’avancer. Le jugement d’existence, nous pourrions en discuter, me semble tenir au stade du miroir. Le stade du miroir fonde le sujet comme existant. C’est l’avènement de la temporalité de l’après-coup. Avancer, précisément, n’est pas de ce temps-là. Cet avancer qui pullule donc à l’infinitif dans le premier entretien de Lesavant n’est pas sans faire écho avec cette phrase de Freud « l’inconscient s’exprime à l’infinitif ».

Lacan dans la suite de la leçon : « j’ai cherché un exemple de quelque chose qui imagerait ce que je veux dire pour vous faire comprendre la sublimation le passage disons, d’un verbe à ce que la grammaire appelle son complément, à ce qu’une grammaire plus philologique appellera son déterminatif. Et prenons le verbe le plus radical dans l’évolution des phases de la tendance, le verbe manger. Il y a du manger ». (Intéressant pour l’anorexie…).

Je reprends juste à la suite « C’est comme ça que dans beaucoup de langues se propose d’abord, bille en tête, le verbe et l’action, avoir qu’on détermine de quoi il s’agit. (Attention ça va être là que ça nous intéresse) ce en quoi se voit bien le facteur secondaire qui compose le sujet (facteur secondaire comme processus secondaires de la réalité), nous n’avons même pas le sujet ici, qui nous permette d’exprimer ce quelque chose qu’il pourrait bien y avoir à manger. Disons qu’il y a du manger. Quoi ? Le livre ».

C’est là que nous trouvons Lesavant, à l’infinitif. Au commencement était le verbe donc, ça c’est connu, le sujet ne serait que de surcroit, que secondaire pour reprendre le terme de Lacan. Quel est ce temps sans sujet, ce temps infini donc comme on l’entend littéralement dans l’infinitif, et par définition sans après-coup, puisque l’infini est logiquement sans après-coup. Quel est ce temps, celui de Duras, encore elle, quand elle écrit « détruire, dit-elle » ? Lesavant nous apprend-il quelque chose de la temporalité forclose par notre réalité, c’est à dire, c’est notre hypothèse, de la temporalité à laquelle doit consentir un analyste ? (Temps aoriste, « toujours en train de se faire »).

Je continue la leçon de Lacan : « Qu’est-ce que ça veut dire ? Sinon ceci que quelque chose s’est appliqué à donner au livre lui-même la valeur d’une incorporation ».

Il s’agit bien ici du jugement d’attribution de Freud avec cette même métaphore d’avaler/recracher de la bejahung originaire et de l’austossung en deçà donc de la verneinung, c’est à dire en deçà de l’après-coup, en deçà du sujet. Ce jugement d’attribution, c’est peut-être le même que le jugement évoqué par Lacan au début de la leçon, le jugement de l’analyste concernant son action.

Ça m’évoque un jeune patient assez, disons, pour le moins tourbillonnant (disons que, adulte, il serait sûrement étiqueté maniaque). Ce jour-là, il se pose :

K: « On a l’impression que c’est pas une histoire… j’ai l’impression d’être dans un rêve, d’avoir vécu toutes ces aventures, à la fin du livre, il allait sortir. On va dire à la fin du livre il allait sortir du livre, tellement bien écrit que c’est lui qui a vécu tout ça ».

Nous sommes précisément à la sortie de la séance qui est toujours un moment complexe : il sort cependant sans difficulté ce jour-là. En avançant dans le couloir, il dit encore « J’aimerais bien écrire un livre et rentrer dans le livre ».

Avec la particularité dans cette psychose de la Bejahung, en tant c’est lui qui serait mangé, incorporé par le livre, mais ce dedans/dehors est peut-être encore, avant le jugement d’existence, indécidable…

Lesavant : « C’est ça que je ne comprends pas. Donc, sans manger vous, vous… vous ne transformez pas. Mais si vous ne mangez pas, comme vous vous perdez, des calories, des muscles et vous devenez squelettique et une momie… »

Comme vous le savez, la transformation (le manger?) est le maître mot de Winnicott : au squiggle, il s’agit de transformer la trace de l’autre. La transformation précède le constat clinique, la transformation est le constat clinique, en deçà, ou au-delà de la fixité spéculaire. C’est aussi vrai dans la névrose mais dans la psychose c’est vital, sous peine de mort du sujet. Qu’est-ce que jouer ensemble ? Une patiente adulte qui est comédienne, me disait l’autre jour que « le temps du jeu est sans passé… et probablement sans futur ». Quel est ce temps-là ? Que nous apprennent les cures avec les enfants sur la radicalité de la cure avec les adultes ?

En deçà, ou au-delà de la fixité spéculaire, de la fixité fantasmatique, de la spécificité pulsionnelle, « le désir, je cite Lacan dans la leçon, c’est le changement d’objet comme tel ». A quoi doit donc renoncer Czermak pour que Lesavant puisse avancer à l’infinitif ?

« Essayez vous même de demander ce que ceci peut bien vouloir dire, avoir réalisé son désir, si ce n’est de l’avoir réalisé, si l’on peut dire, à la fin. Cet empiètement de la mort sur la vie, c’est cela qui donne son dynamisme à toute question quand elle essaie de se formuler sur le sujet de la réalisation du désir ».

Le dynamisme, c’est à dire pas la fixité spéculaire. Il ne s’agit pas là de la mort symbolique qui fait de tous, après-coup, des noms sur des tombes. Cette mort symbolique là, c’est notre réalité. La seconde mort, c’est la mort qu’appelait Sade, celle que tentent d’atteindre ceux qui vandalisent les tombes, c’est peut-être celle de l’homme au rat qui rêvait de la mort d’un mort. Il se peut que ça soit cette mort là que doive assumer l’analyste.

« L’homme, c’est à dire un vivant », l’expression revient deux fois dans la bouche de Lacan dans la leçon, touchant là encore la question fondamentale de Lesavant : c’est sur une opération radicale sur le vivant et le mort que se joue en effet le premier entretien, sur une opération qui touche à ce que Marcel Czermak a pu appeler la mort du sujet. Celui qui se disait éternellement « non-vivant » finit par dire à Czermak à propos du transfert : « même si on se fait avoir, on est quand même vivant ». A quelle condition donc, je repose ma question différemment, peut-on ne pas tuer un patient psychotique ? Ce qui serait déjà pas mal comme opération.

C’est là que, dans la leçon, vient le fameux exemple « d’il pleut ». Je cite Lacan, « on ne peut pas ne pas être frappé de la note de désorientation dont elle résonne ». L’orientation, on le sait, est la marque du stade du miroir, avec tous les problèmes de latéralisation bien connue des cliniciens d’enfants. Comment articuler donc, pour nos journées, la direction de la cure et la désorientation de l’espace, si l’espace de l’analyse n’est pas ordonné par la réalité spéculaire ? Je note à ce propos que les femmes auraient un très mauvais sens de l’orientation, peut-être parce qu’elles seraient pas-toute spéculaires. C’est en tout cas une femme, la compagne de Lacan, dont, je cite, « une des caractéristiques est une extrême présence à l’unicité », c’est une femme qui dit à Lacan que le professeur D est là, qu’elle le sait parce qu’elle a vu ses chaussures. Je cite : « il fallait une expérience où fut aussi intensément conjointe l’universalité comportant le propre des chaussures chez l’universitaire, avec ce qui pouvait se présenter d’absolument particulier, étant donné la personne du professeur ». On entend bien la résonance avec la situation analytique. Mais que serait alors cette « extrême présence à l’unicité » ?

Lacan, pour répondre à cette question, évoque alors la paire de croquenots de Van Gogh.

« Des croquenots donc, Lacan souligne, sans aucun rapport avec sa personnalité ». Nous sommes donc bien en deçà, ou au-delà, du stade du miroir, en deçà donc du « moi-je », en deçà donc, de notre réalité paranoïaque. Si, pour les lacaniens, la psychose paranoïaque est le paradigme de la psychose, comment opère un analyste lacanien des psychoses dites schizophréniques, ou paraphrénique ? Nous sommes très discrets, parfois même très frileux, parfois même nous nous contentons de dire que la schizophrénie n’existe pas. Les écoles anglaises, dont le paradigme est la schizophrénie, avec Bion pour n’en citer qu’un, sont plus familiers de cet espace des croquenots.

Marie Jo Durieux, la dernière fois à son séminaire à la MGEN, nous interpelait « et Lacan, qu’a-t-il dit sur l’imaginaire non spéculaire ?» Nous n’avons pas su répondre…

Je reprends la suite de la leçon : « que ce signifiant (les croquenots) n’est plus même là un signifiant de la marche, de la fatigue, de tout ce que vous voudrez, de la passion, de la chaleur humaine, il est seulement signifiant de ce que signifie une paire de croquenots abandonnée, c’est à dire à la fois d’une présence et d’une absence pure, une chose si l’on peut dire inerte, qui est faîtes pour tous, une chose, par certains côtés, toute muette qu’elle est, qui parle, une empreinte qui émerge à la fonction de l’organique, et pour tout dire un déchet, qui évoque le commencement d’une génération spontanée ».

Marcel Czermak, vous le savez aussi bien sûr, a tout à fait repéré cette question du déchet, c’est à partir de lui donc que nous pouvons aujourd’hui interroger la suite de la phrase : « qui évoque le commencement d’une génération spontanée ».

Cette dimension de génération spontanée, cette création ex-nihilo, ce présent sans passé de la séance, se retrouve dans le transfert que noue Lesavant avec Czermak : « C’est peut-être vous-même qui m’avez créé, par votre pensée ou votre discours ». On entend bien ici la proximité entre la construction délirante et la construction du transfert. C’est évidemment un danger, c’est peut-être aussi une potentialité.

Il faut vraiment voir ces croquenots, il y a comme un iconoclasme inclus dans l’image. Ce n’est pas un portrait mais un retrait au centre de l’image. Que Lacan signale-t-il, dans cette paire de croquenots, je le cite, « à la fois d’une présence et d’une absence pure » ? Le signifiant « présence » revient dans le cas Lesavant : il remet tout en doute, parce qu’il ne serait pas présent, il remet tout en doute sauf sa présence à la présentation de malade. C’est aussi par la présence que Czermak ouvre le champ :  « De sorte qu’ici, quel est le motif de votre présence ? ».

Lacan enchaine alors, dans la leçon, sur l’acte sexuel : « C’est entendu, dans cet acte, en un seul moment, quelque chose peut être atteint par quoi un être, pour un autre, est à la place vivante et morte à la fois de la chose. Dans cet acte et à ce seul moment, il peut simuler avec sa chair l’accomplissement de ce qu’il n’est nulle part. Il est clair que ce que conquiert le sujet, dans l’analyse, ça n’est pas seulement cet accès, une fois même répété toujours ouvert, c’est dans le transfert quelque chose d’autre qui donne à tout ce qui vit sa forme ».

Remarquez que c’est quasiment la même formulation que pour les Croquenots de Van Gogh. L’acte sexuel est une petite mort en quelque sorte, mais comme on le dit un peu vulgairement dans ces cas-là, « c’est pas la taille qui compte ». « L’accomplissement de ce qu’il n’est nulle part », c’est, je cite « dans le transfert quelque chose d’autre qui donne à tout ce qui vit sa forme » (notez la dimension imaginaire). L’accomplissement de ce qu’ils ne sont nulle part, c’est peut-être ce qui fait que Lesavant et Czermak peuvent dire nous, ce qui fait qu’une présentation de malade n’est pas une représentation.