Par Thierry Florentin
Il m’a été demandé de commenter le dernier documentaire de Raymond Depardon, 12 jours, sorti en salles dernièrement, il y a à peine six mois, fin novembre, et qui a eu une diffusion extrêmement restreinte, et je suis content que l’Ecole de Sainte Anne en prévoit la projection, qui aura lieu fin Juin, car nous pensons que c’est un regard très important, très enseignant sur ce qu’il en est de notre rapport au dire du psychotique, et à sa parole.
Qui, en effet, parle ?
Ce n’est pas le premier film de Depardon comme vous le savez sur la psychose, vous savez qu’il en fait un en 1980, San Clemente, qui se déroule à l’hôpital psychiatrique de Venise, bâti sur l’ile du même nom, en face de la place Saint-Marc, et qui a fait place depuis à un luxueux hôtel cinq étoiles, et Urgences, en 1987, où il filme cette fois l’accueil des détresses psychiatriques aigües au C.P.O.A., le central d’accueil inter-sectoriel des urgences psychiatriques de Paris, à l’hôpital Sainte-Anne. Il a également filmé sur bien d’autres thèmes, et notamment la justice, Délits Flagrants, 10ème chambre, instants d’audience, essayant de capter avec beaucoup de finesse et de justesse ces moments brefs et intenses d’échanges de paroles vraies- c’en est l’occasion en tous les cas, et tout le savoir-faire du professionnel est de savoir les saisir- d’échanges de paroles vraies avec l’autre, figure du proscrit, du banni, qu’il s’agisse du fou ou du délinquant, de celui pour qui le plus souvent la parole est avare et précieuse.
Le titre lui-même du documentaire, Douze jours, qui a été tourné dans les locaux de l’hôpital psychiatrique du Vinatier, à Lyon, est une allusion directe au délai, comme vous le savez dans votre pratique quotidienne, dont disposent les établissements de soins pour présenter depuis la loi de 2013 les patients internés sous contrainte à un juge des Libertés et de la Détention.
A charge pour ce dernier de statuer sur le prolongement ou non de l’internement sous contrainte ou au contraire de décider de la remise en liberté du patient.
Il s’agit d’une procédure encadrée par une audience entre le juge et le patient lui-même, cela ne se fait pas sur dossier, le patient devant être accompagné d’un avocat, chargé de défendre ses droits civiques, avec qui il a eu l’occasion de s’entretenir au préalable. Et comme tout justiciable, si la décision du juge ne le satisfait pas, il a bien entendu la possibilité de se pourvoir en appel.
Ne travaillant plus à l’hôpital, depuis déjà plusieurs années, je pensais, avec mes préjugés, et je m’en réjouissais à l’avance, que j’allais pouvoir vous parler du discord, du malentendu, entre le discours de la société, représentée par la parole du juge, et la parole du patient psychotique. Que j’allais pouvoir m’appuyer de la caricature de cette parole, c’est ainsi que je me représentais l’entretien, la confrontation entre le juge et le patient, pour déplier les spécificités du discours psychotique, que nous seuls, bien entendu, nous autres professionnels, serions à même de comprendre.
Eh bien, je dois vous dire que j’en ai été pour mes frais, et que j’ai été stupéfait, ébahi, de la dignité et du respect, respect mutuel, d’ailleurs, de l’échange entre les juges, deux femmes et un homme, typiquement avec l’accent lyonnais, et les patients, qui du cœur même de leur délire, savent à qui ils ont affaire, et s’adressent avec courtoisie et déférence à « Votre honneur », même si c’est pour dénoncer une hospitalisation forcément de leur point de vue abusive, mais dont ils savent au fond qu’elle leur est nécessaire, ce dont les juges, en dehors même de tout savoir psychiatrique académique, officiel, qui ne leur a jamais été délivré, semblent profondément conscients.
Moi-même, lorsque je travaillais à l’hôpital, je ne suis pas certain du tout de m’être toujours adressé aux patients avec autant de disponibilité, de clarté, de profondeur, d’ouverture et d’empathie que les juges qui ont été filmés. Sur soixante-dix entretiens, environ, selon la fiche technique du film, Depardon n’en aurait sélectionné que dix, mais je ne doute pas que tous soient de la même tenue et de la même dignité.
Au plus délicat, la tâche de l’avocat, à qui il revient de n’être ni le béni oui-oui du psychiatre, et du projet de soins de l’équipe hospitalière, ni celui du juge, qu’il n’a pas à soutenir. Ce n’est pas le procès de la raison, fût-elle médicale et psychiatrique, mais du Droit, avec une majuscule, ce dont chacun des acteurs est conscient, ainsi que du rôle qu’il a à tenir.
Et finalement, ce film, qui est censé porter le projecteur sur l’échange entre le juge et le patient, m’a paru beaucoup plus instructif par ce côté latéral, à savoir la parole, assez attendue finalement, de la défense, et assez gauche, assez maladroite, de ces jeunes avocats, tous en jean, ce qui témoigne d’une certaine prolétarisation de cette profession, mais cela c’est pour l’anecdote, ils n’ont pas la prestance de la robe dans un prétoire, ni les mouvements de manche, il n’y a pas beaucoup de place pour cela, mais à qui il faut reconnaitre que la marge de manœuvre et d’intervention est au final assez restreinte. Il y a un Réel incontournable de la nécessité d’hospitalisation dans un certain nombre de situations extrêmes de la psychose, et le psychiatre machiavélique à qui l’on reproche dans le même temps, la toute-puissance de l’hospitalisation abusive et la légèreté irresponsable de laisser les fous et autres assassins en puissance dans la nature est un fantasme, il faut le reconnaitre, utile uniquement à des fins de manipulation démagogique et d’exploitation électorale.
De ce documentaire, donc, j’ai extrait un bref échange entre le juge, l’avocat, et la patiente, que je vais essayer maintenant de déplier devant vous.
Il s’agit d’une patiente persécutée sur son lieu de travail, une grande entreprise de téléphonie, persécution tellement envahissante et invalidante au travail que l’employeur a jugé bon d’appeler les secours, que pouvait-il faire d’autre, laquelle intervention l’a conduite directement aux urgences et à l’hospitalisation.
L’avocat désigné de la patiente, à qui le juge donne la parole après avoir écouté ce que la patiente pouvait dire de ce qui lui arrivait, cet avocat, donc, dans une intervention attendue, convenue, caricaturale, ne manque évidemment pas de signaler au juge quoi ?
Qu’y a-t-il à signaler ? Eh bien le Réel, et qu’en effet, il est de notoriété publique, et depuis longtemps, documentée, par des reportages, par des témoignages, que les méthodes de gestion interne de telle ou telle grande entreprise vis-à-vis de ses salariés, les amènent à se sentir harcelés, menacés, certains en deviennent désespérés au point d’être poussés au suicide, et qu’il existe donc un fonds de vérité dans les dires de la patiente, qu’il faut croire, en conséquence de quoi l’hospitalisation sous contrainte ne se trouve nullement justifiée.
Alors, voilà quelque chose qui nous intéresse.
On pourrait bien sûr commencer à se demander s’il y a du sujet chez l’avocat, et par quel automatisme militant, va-t-il se mettre à dénoncer l’employeur, forcément coupable. Et je dois vous dire que pour ma part, pour ma génération, cette question du harcèlement au travail n’était au départ, il y a vingt ans, pas évidente. Aujourd’hui, grâce à une certaine prise de conscience, grâce aux travaux entre autres de Christophe Dejours, travaux pionniers sur ces questions, de Marie Pezé, également, je vous recommande la lecture de son ouvrage « Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés », journal de la consultation Souffrance et Travail, grâce au travail très diffusé et princeps de Marie France Etchegoyen, également sur le harcèlement moral, cette question est beaucoup plus connue des médecins.
Cependant, cette intervention dans le Réel nous pose bien la question de savoir comment aborder les voix d’un patient psychotique halluciné, aux prises avec un automatisme mental qui le persécute sans répit, selon le fameux syndrome SVP, salope-vache-putain, et de l’impact sur le patient de ce Réel d’une telle parole, venant d’un avocat, d’un homme de loi, qui prend ainsi le risque de conforter, valider cette persécution ?
Qu’appelons nous Automatisme mental ?
Lorsque je travaillais à l’hôpital, j’utilisais ce terme très facilement, dans mes observations notamment, pour toute hallucination auditive, pour toute manifestation d’écho de la pensée, quelle qu’elle soit, et je pensais m’en sortir ainsi très facilement. Le diagnostic était fait, et je ne réalisais, pas, tout simplement parce que je n’avais pas lu comme il l’aurait fallu, la portée, la force de ce concept, auquel le dernier numéro du Journal Français de Psychiatrie, le numéro 45, donne tout son éclat, et sa modernité, et qui nous est parvenu en psychiatrie déformé, dévié, édulcoré, sous la puissance du rejet et de la mobilisation des deux Henri de la psychiatrie, Henri Claude, qui était l’ennemi juré de Clerambault, qui le lui rendait bien, Clerambault en parlait avec mépris, « celui-là, il cherche à se faire un nom avec deux prénoms », disait-il, vous voyez un peu le niveau de ces deux grandes pointures de notre discipline, lorsqu’il s’agit de guerre d’egos, de narcisssisme, cela ne dépasse pas la cour de maternelle- et d’Henri Ey, un nom qui vous est certainement plus familier, et qui fût d’abord l’élève de Claude, avant de devenir comme vous le savez le pape, le référent incontournable de la psychiatrie française d’après-guerre, et pour qui les thèses de Clerambault, s’appuyant sur l’organogenése, c’est-à-dire localisant les manifestations psychiques dans des formations histologiques malades, déficitaires, formaient un obstacle à la diffusion de sa propre théorie sur l’organo-dynamisme, théorie qui a été dominante en psychiatrie, à côté de la psychanalyse, jusque dans les années 80 en France.
Quant à la fameuse phrase de Lacan, diffusée, reprise, et galvaudée comme un mantra, selon laquelle il reconnaitrait en Clerambault « son seul maître en psychiatrie », phrase qu’il énoncera assez tardivement, d’ailleurs, puisque Clerambault n’est même pas mentionné dans la dédicace de sa thèse sur la paranoïa-dédicace traditionnelle à ses maitres en médecine, on ne peut pas encore aujourd’hui concevoir une thèse médicale sans ce type de dédicaces sur la page de garde-, thèse constellée d’allusions désobligeantes à son égard par ailleurs- tardivement, puisqu’il faudra attendre 1966, dans ce petit texte qu’il intitule De nos antécédents, et qui ouvre ses Ecrits, eh bien cette fameuse petite phrase reprise à l’encan, nous savons qu’elle est inexacte, et partielle. Il en a eu d’autres des maitres, Lacan, à commencer par Henri Claude, d’ailleurs, mais aussi Joseph Levy-Valensi, qui mourra en déportation, à Auschwitz en 1943.
Clerambault avait accusé Lacan de plagiat, jusqu’à venir perturber une réunion de la Société médico-psychologique, en 1931, et lui jeter à la figure, publiquement, un petit article de vulgarisation sur la paranoïa, selon les propres termes de Lacan, son premier article d’ailleurs, et leurs rapports étaient devenus depuis exécrables.
Ce qui est certainement plus manifeste, c’est que Lacan a certainement beaucoup appris de la présentation de patients auprès de Clerambault, qui avait une technique très particulière d’entretien, vous savez qu’il était le médecin de l’infirmerie du dépôt, qui à l’époque se situait à l’époque à la conciergerie de Paris, sous le Palais de Justice, toute sa carrière de 1905 à 1934, depuis ses débuts d’internat, s’y est déroulée, « l’Infirmerie Spéciale des Aliénés de La Préfecture de Police de Paris », dans l’Ile de la Cité, là même où avait siégé le tribunal révolutionnaire sous la terreur, et qu’il y tenait là une présentation de malades aussi courue et réputée que l’avaient été en leur temps à la fin du XIXème siècle les leçons du mardi de Charcot à la Salpêtrière, et où s’y pressait le tout-Paris, pas seulement médical ou juridique, mais aussi intellectuel, mondain, etc…. Il faudra attendre les séminaires et les présentations cliniques de Lacan dans les années 70 à Sainte-Anne pour retrouver une telle affluence, et un tel engouement pour notre discipline.
Evidemment, l’Infirmerie du dépôt, c’est un service un peu spécial, puisque c’est l’endroit même où il va être décidé du sort d’un patient, soit de son internement, soit de sa sortie. Et Clerambault, le « maitre de la Tour Pointue », c’est ainsi qu’il avait été surnommé dans Paris, vous la verrez cette tour pointue si vous passez devant la Conciergerie- si vous disiez à l’époque à un cocher de fiacre on va à la Tour Pointue, il comprenait instantanément de quoi vous parliez, c’est comme lorsqu’on dit Charenton aujourd’hui- Clerambault donc avait une technique qu’il appelait la manœuvre, et c’est pourquoi on l’admirait autant, et une fierté toute particulière à faire parler les patients réticents qui ne voulaient surtout pas se risquer à confier leurs hallucinations, de peur d’être enfermé. Il n’hésitait pas à avoir recours à l’humour, avec telle patiente érotomane à qui il voulait faire avouer sa passion pour un prêtre, à certaines formes de transitivisme, que l’on appelait sans doute pas comme cela à l’époque : « Ce ne doit certainement pas être agréable d’être envahi par ces voix qui vous disent des choses si désagréables et si hostiles ». Il parait que ça marchait à tous les coups, et que les patients, enchantés de tomber sur quelqu’un qui pouvait enfin les comprendre, se confiaient alors et dévidaient leurs pensées. Il fallait en effet aller vite, car Clerambault ne suivait pas ensuite ses patients, ils quittaient ensuite l’Infirmerie pour les différents services, et rédiger le fameux certificat d’internement. 13.000 certificats en vingt ans. Beaucoup ont été perdus, beaucoup se retrouvent encore dans les archives de Sainte Anne, un certain nombre a pu être étudié entre autres par Marcel Czermak et quelques-uns de ses élèves.
« Si un sonnet sans défaut vaut un long poème, écrit Paul Guiraud dans la préface au recueil des articles de Clerambault qui a été fait en 1942 par Jean Fretet, qui fût son dernier interne, en pleine guerre, en pleine pénurie de papier, un certificat bien fait, écrit donc Paul Guiraud, vaut bien une observation. Mais il est presque aussi difficile de faire un bon certificat qu’un sonnet impeccable. Tout l’art est dans la concision, écrit à son tour Jean Garrabé, faire un groupement des symptômes réels et non livresques, les classer selon leur hiérarchie psychologique, tenir compte de toutes les particularités du sujet, rappeler le passé et souvent prévoir l’avenir, faire.. « un certificat sur mesure », c’est une œuvre d’art autant que de science.
Personne n’y a réussi aussi bien que Clerambault surtout dans les cas difficiles, en une ou deux pages d’une densité et d’une précision inégalées, « il faisait tenir plus de matières que d’autres en un rapport médico-légal interminable », conclue Jean Garrabé dans une présentation de textes de Clerambault sur l’Automatisme mental.
Le point commun de ces certificats, treize mille, je vous en rappelle le nombre estimé, le dénominateur commun, dans sa diversité des cas cliniques présentés, c’est la quête constante de ce que nous pouvons appeler aujourd’hui la structure. Le point d’appui du patient, ce que Marcel Czermak appelle dans ses propres présentations le Trait du cas.
Clerambault a poursuivi ce travail sa vie durant, autant dans ses études du drapé africain et maghrébin, vous savez qu’il a pendant ses séjours au Maghreb, réalisé près de 5.000 clichés sur le drapé, sur le nouage plus précisément, du costume traditionnel arabe, sur son ordonnancement, qui ont été conservés après sa mort au musée de l’Homme, et qui ont fait l’objet en 1991 d’une exposition au Centre Beaubourg, Clerambault psychiatre et photographe, autant dans ses études du drapé, donc, quel est le bouton, la fibule, le nouage qui fait tenir l’ensemble, que dans ces innovations conceptuelles que sont l’érotomanie et l’automatisme mental.
Et c’est certainement sur cette question-là, il ne l’a a jamais explicité clairement, sur cette question de la recherche permanente dans l’œuvre de Clerambault de ce qui fait structure, et qui émerge du fouillis du dire et des symptômes du patient, que Lacan lui reconnait trente ans après sa mort, ce statut de maître, de « seul maître ».
« Son automatisme mental, écrit Lacan, avec son idéologie mécaniciste de métaphore, bien critiquable assurément, nous parait dans ses prises du texte subjectif, plus proche de ce qui peut se construire d’une analyse structurale qu’aucun effort clinique dans la psychiatrie française ».
Avec l’érotomanie, phénomène connu et décrit par ses prédécesseurs avant lui, Clerambault amène l’hypothèse première du postulat, support de l’érotomanie. Et son support unique et fondamental. Le postulat, c’est la sensation délirante d’être aimée. Conviction, comme toute conviction, délirante, inébranlable, et qui résiste à l’épreuve des faits. Voilà le primum movens, écrit Clerambault, de l’érotomanie. Le supprimer, dit-il, revient à supprimer l’ensemble du délire. « Il est semblable à la larme batavique, qui s’évanouit si vous en cassez seulement sa pointe. »
Quelle belle phrase, quel sens de l’image, n’est-ce pas ?
Ce que recherche l’érotomane n’est pas l’Amour de l’autre, l’érotomane n’est finalement épris que de lui-même, ou d’elle-même, ce qui compte, c’est l’emprise, la possession psychique de l’autre, de l’élu, que Clerambault écrit avec des majuscules à chaque mot : Emprise Psychique Sexuelle d’Une Personne Déterminée, de préférence d’un rang social plus élevé, mais pas toujours… Première séparation d’avec les aliénistes français, et notamment Sérieux et Capgras, puisque l’érotomane de Clerambault ne se montre ni comme revendicateur, comme l’affirmaient ces derniers, ni comme idéaliste passionné, comme l’énonçait Dide, et sa quérulence, la quérulence de l’érotomane, lorsqu’elle se manifeste, est contingente. Elle n’est ni première, ni cruciale.
« Aucune des convictions de l’interprétatif ne peut être dite l’équivalent du postulat.. Le délirant interprétatif erre dans le mystère, inquiet, étonné et passif, raisonnant sur tout ce qu’il observe et cherchant des explications qu’il ne découvre que graduellement. Il se développe dans toutes les directions, par extension progressive et irradiation circulaire.
Quant au délirant passionnel, il avance vers un but, avec une exigence consciente, et complète d’emblée. « Il ne délire que dans le domaine de son désir. Aucune des convictions de l’interprétatif ne peut être dite l’équivalent du postulat. On ne voit pas chez lui d’idée mère d’où sortiraient des chaines d’idées. Supprimez du délire d’un interprétateur telle conception qui vous semble la plus importante, vous aurez percé un réseau, vous n’aurez pas rompu les chaines. D’autres mailles se referont d’elle mêmes ».
Freud n’avait, on peut l’affirmer avec certitude, absolument aucune connaissance des travaux de Clerambault, ce qui est dommage, car cela l’aurait fortement intéressé, et par exemple, il aurait certainement fait le parallèle avec les retournements grammaticaux qu’il énonce dans la paranoïa, selon une logique très similaire aux trois retournements successifs du processus délirant de l’érotomane, Espoir-Dépit-Rancune. Le postulat, écrit encore joliment Clerambault, a une valeur d’embryon logique.
Quant à l’automatisme mental, qui va nous intéresser maintenant, Clerambault va s’attacher à prendre le contre-pied de tout ce qui s’était écrit jusqu’ici.
Là où dans leurs descriptions cliniques, les aliénistes français rivalisent de la petite différence qui va orienter le délire vers telle ou telle caractéristique, la persécution, la filiation, la grandeur mégalomaniaque, etc…, Clerambault va s’attacher à rechercher, comme il l’a fait pour l’érotomanie, le noyau basal de la psychose, son dénominateur commun.
Et il va dire quelque chose d’absolument inouï, et qui ne fait pas du tout les affaires de ses collègues aliénistes, occupés à attacher leur nom pour la postérité à leur propre description singulière de tel ou tel comportement pathologique, ou de tel ou tel délire.
Le retournement de Clérambault part d’un constat plutôt élémentaire, à savoir que les persécutés s’avèrent au final être des personnages plutôt conciliants. « Ils se montrent plutôt confiants, écrit-il à l’égard du médecin, obligeants, expansifs, enjoués ».
A partir de là, il postule que ce n’est pas à une personnalité préalable que nous devons le délire, mais à un autre phénomène, qui lui est plus antérieur, et qui survient en dehors de toute dialectique intersubjective, et de toute référence à l’histoire du sujet, à ses tendances, à ses inclinations.
Il faut rappeler que nous sommes au début du XXème siècle dans un débat qui fait rage entre les tenants de la psychogenèse et les défenseurs de l’organogenèse. D’où viennent les troubles psychiques ? De la biographie, du caractère, ou de telle ou telle localisation cérébrale déficitaire et malade ?
L’automatisme mental n’est pas assimilable à l’hallucination auditive, qui apparait plus tardivement, dans une seconde phase de la psychose.
Alors de quoi s’agit-il ? Car, il le rappelle, l’automatisme est décrit depuis longtemps, depuis Esquirol. Les phénomènes eux-mêmes décrits par Clérambault, ont été répertoriés, à de multiples reprises, et il prendra la précaution d’ailleurs, de citer ses devanciers, ou ses contemporains, dans une phrase célèbre : « Ce sont les phénomènes signalés par Baillarger, et décrits magistralement par Seglas ».
Oui, mais non.
Car l’avancée que propose Clérambault est de constituer un syndrome unitaire là où les autres ne décrivaient que des symptômes. Faussement modeste, faussement car il avait un caractère ombrageux, fier, devant les critiques de ses collègues, qui lui refont le même coup que pour l’érotomanie, ils lui disent mais tout ça on le sait, il propose même de ne pas donner son nom, je crois qu’il n’y a que les russes qui appellent cela le Syndrome de Clérambault, à sa découverte, mais de l’appeler le syndrome S. S comme syndrome. Et je vous prie de croire que dans les discussions, le syndrome d’automatisme mental a été l’objet unique du plus important congrès de l’époque, le congrès annuel de psychiatrie et de Neurologie de langue française, qui se tenait à Tours en 1927, eh bien dans les discussions, tout le monde a voulu donner sa propre définition, par exemple Claude disait « Syndrome d’action extérieure », Levy-Valensi « le syndrome de dépossession des possédés »… c’est pas mal ça.. C’est pourquoi il finira par leur dire avec ironie : « Gagnons du temps, épargnons-nous toute discussion terminologique ou philosophique vaine, allez, si je dis Syndrome de Clérambault, vous allez encore dire que je suis le premier paranoïaque de l’Infirmerie, et vous aurez sans doute raison, alors appelons ça Syndrome S, provisoirement, comme un produit de laboratoire, que l’on nomme d’abord par une lettre ou un numéro »
Mais il y a quelque chose sur lequel il ne lâche pas : Au début donc, soutient Clérambault, n’est pas le délire.
Ce n’est pas l’idée délirante qui crée l’hallucination.
Le délire, qu’il soit persécutif, mégalomane, hypochondriaque, etc.., est secondaire, alors même que l’on pensait jusqu’ici comme acquis, logique, rationnel, que le délire était au contraire le produit de la pensée pathologique du patient.
Clérambault part d’un constat initial, comme il l’avait fait pour l’érotomanie : le sujet qui commence à être halluciné est tout d’abord étonné de ce qu’il entend ou de ce qu’il ressent, de tel bruit insolite, ou de telle voix malveillante qui frappe son oreille, de telle sensation bizarre qu’il éprouve dans ses organes, et qui le surprennent à l’improviste, et qu’il ne sait relier à aucune espèce de lien avec ses préoccupations antérieures.
« Un homme assez cultivé, dessinateur, employé dans une compagnie de chemins de fer, entendait en haut et à droite des interlocuteurs aimables. Il les écoutait en souriant sans leur répondre. Ces voix me parlent de vous, monsieur le docteur, elles me font votre éloge. Elles me sont agréables, elles me tiennent compagnie. »
Et ce n’est que dans un deuxième temps, ultérieur, secondaire, là aussi selon un déroulé logique, que ces sensations, en se précisant, vont venir agacer et inquiéter le sujet, et provoquer en lui des réactions explicatives dans lesquelles apparaissent peu à peu cette fois les thématiques délirantes, persécutives, mégalomanes, hypochondriaques, etc…
La formule classique des psychoses, et notamment de la psychose hallucinatoire chronique, fer de lance de la psychiatrie française, face à l’allemande, celle de Kraepelin, se trouve ainsi mise à mal, et inversée dans la présentation clérambaldienne, puisque ce n’est pas le délire de persécution qui dérive de l’idée de persécution, mais ce sont les hallucinations qui créent l’idée de persécution.
« C’est le socle qui attend sa statue » dira Clérambault.
Processus autonome, isolé, primitif, au sens premier, et qui concerne avant tout et au départ la pensée, qui se voit ainsi prendre une autonomie par rapport au sujet, au Moi comme on disait encore à l’époque. Un « trouble moléculaire de la pensée élémentaire », dira Clérambault.
Neutres au départ, ces phénomènes sont acceptés par le sujet avec une certaine indifférence, sans plaisir, ni ennui. Tout système d’idées, spécialement tout roman de persécution, dira-t-il encore en est absent. Clérambault les qualifiera d’anidéiques. On lui reprochera beaucoup évidemment, cette proposition, mais il s’agit d’un anidéisme, non pas causal, ce qu’Henri Ey, notamment dans son traité des hallucinations, n’avait pas supporté, non pas causal – Clérambault encore une fois, ne s’intéresse pas à la psychogenèse, pour lui il y a une localisation dans le cerveau à l’origine du trouble – mais d’une neutralité de ces pensées dans la conscience du sujet.
« Elles m’instruisent, dit encore un patient. Avec elles, je ne m’ennuie jamais. Elles sont beaucoup plus instruites que moi. Si je passais un examen, elles me souffleraient tout. »
C’est un mécanisme purement mécanique, neutre, qui s’impose brusquement à la conscience du sujet. « La pensée qui devient étrangère le devient dans la forme ordinaire de la pensée, c’est-à-dire dans une forme indifférenciée, et non pas dans une forme sensorielle définie ».
Clérambault parlera de pensée désappropriée, ou encore désannexée, coupée du sujet : « Toute la journée, je sens une pensée extérieure, une double pensée qui traverse mon cerveau ».
Et il va isoler toute une sémiologie descriptive riche et fine qui s’applique à ces pensées intrusives et parasites, provenant du dehors, et cependant dans la tête : pensées devancées « ils savent ce que je fais, et à l’avance, ce que je veux faire », imposées « quelqu’un s’occupe de moi, me met des pensées dans la tête, m’oblige à penser malgré moi », adventices : « on me fait lire dans les interlignes les bêtises des uns et des autres », allant jusqu’à l’énonciation des actes : « Chez moi, je ne peux plus bouger, les voisins voient tout et le répètent : la folle fait le ménage, la folle fait la lessive ».
Parfois encore ce sont les gestes eux même qui sont énoncés : « Ils disaient quand je crachais : voilà il crache… »
« Comme s’il y avait des miroirs partout on voit tout ce qui se passe chez moi, et on le répète ».
Les commentaires peuvent être ou admiratifs ou critiques : « Si je mets mes chaussures, on dit tiens elle va sortir bon débarras ».
Les intentions elle-même du patient, même à l’état naissant, non encore ébauchées, sont énoncées : « Si je pense toucher le fil électrique, ils disent il va toucher le fil », et souvent anticipées : « Ils répètent mes pensées avant moi, ils savent d’avance ce que je vais répondre. Ils trouvent avant moi le nom des choses. »
Clérambault va décrire de cette façon très subtile, très différenciée, toutes les postures de la pensée, dans son imposture même vis-à-vis du patient. On peut continuer encore très longtemps cette sémiologie, il y a encore d’autres, pour lesquelles Clérambault trouve toujours une formulation imagée et riche, par exemple le « dévidage muet de souvenirs » « On me montre tous mes souvenirs, on me les fait voir », sous une forme généralement visuelle, rarement auditive.
Passage par moments d’une pensée invisible, qui passe dans la conscience du sujet sous une forme muette, indifférenciée, Clérambault parlera d’ « émancipation des abstraits ».
Un patient de Clerambault ira jusqu’à porter plainte « parce que sa pensée a été prise par une personne inconnue, brusquement, derrière lui, à l’église ».
Ce dédoublement parasite de la pensée s’extériorise verbalement, par des exclamations, des fragments de phrases, des mots, des dialogues, des propos énigmatique ou inachevés, déformés, distordus, bizarres sur lesquels le patient n’a aucune prise. Mais cet automatisme peut être aussi bien sensitif, une colère imposée par exemple, ou moteur, tel que l’exécution automatique de certains gestes.
Et c’est secondairement à ces phénomènes que se construit le délire, qui est la manière de réagir du sujet à ces phénomènes parasites qui l’assaillent, reçus passivement – Clérambault proposera d’ailleurs d’appeler l’automatisme mental le « syndrome de passivité », selon ses dispositions affectives (pessimisme, optimisme, hostilité), ses tendances intellectuelles (interprétatives ou imaginatives), les modifications de son caractère face à ces phénomènes, (impulsivité, agacement, irritation, révolte) qui viendront orienter, colorer, secondairement la constructivité du délire.
« L’idée délirante, écrit Clérambault, n’est que la réaction d’un intellect et d’une affectivité restés sains, aux troubles de l’automatisme apparus spontanément ».
Cette conception de l’apparition d’un noyau basal de la psychose, à l’origine de la psychose, avant l’éclosion de la persécution délirante, a bien plu à Lacan, et c’est pourquoi il place son hommage à Clérambault en ouverture des Écrits, juste avant le séminaire sur la lettre volée, qui porte sur la théorie du signifiant. Car cette présentation de Clérambault est parfaitement compatible avec la théorie lacanienne de la psychose, où un signifiant libéré par le mécanisme de la forclusion du Nom-du-Père, de l’assujettissement dans lequel il se trouvait par rapport à la chaine signifiante, de son capitonnage, se retrouve ainsi livré à lui-même, expulsé, déconcaténé, déchainé, hors de tout sens, et laisse le sujet exposé directement à la jouissance du grand Autre xénopathique, une jouissance toute-puissante, directe, persécutive ou libidinale débridée.
Clérambault notera que tous ces phénomènes d’interférence sont des déchets, ou des ratés de la pensée normale, qu’ils sont habituels à l’état naissant, chez l’individu ordinaire, mais ils sont refoulés ou encore ils s’annulent d’eux-mêmes. Les déchets, ce sont les phénomènes d’intrusion, ceux qui viennent en plus, comme quand on est fatigué.
Les ratés, ce sont les phénomènes d’inhibition, ceux-là viennent en moins, par exemple lorsqu’on oublie ce qu’on voulait dire.
Dans l’automatisme mental, cela va se systématiser, et prendre le dessus sur la pensée consciente : « La pensée qui devient étrangère le devient dans la forme ordinaire de la pensée ».
Ce qui différencie, reprend Lacan ces éléments isolés par Clérambault, et propres à l’expérience délirante, de la vie normale, c’est le point de capiton, qui va lier ensemble le signifiant et le signifié, par l’opération du Nom-du-Père. Voilà le véritable sens du retournement opéré par Clérambault. « Ce n’est pas la parole, ni la pensée qui sont parasitées », dira-t-il, feignant de s’en étonner, « Mais enfin, comment, comment ne s’en aperçoit-on pas », dit-il à son auditoire, « que c’est la parole elle-même qui est un parasite, un placage, une forme de cancer » ira-t-il jusqu’à dire, « dont l’être humain est affligé ». Ce qui lui fera substituer le terme de parlêtre à l’expérience humaine.
Clérambault ne va pas s’arrêter à la description du noyau basal. Il va se former, dira-t-il, chez le malade, au cours de l’évolution de la maladie ce qu’il va nommer une personnalité seconde, annoncée par le véritable écho de la pensée proprement dit, et qui se repère au passage grammatical, comme vous avez pu le constater dans les exemples que j’ai pris tout à l’heure, du passage du Je au Il: « je crache, ils disent voilà il crache ».
« La personnalité seconde nait avec l’écho de la pensée, et à ce qui apparait pour le patient comme non-sens. Elle s’achève avec les hallucinations organisées. »
Cette personnalité seconde habite le malade comme un intrus, et elle est constituée par les rebuts de la personnalité première, celle qui est naturelle au patient. C’est elle, cette personnalité seconde, qui est responsable de l’aspect vexatoire, péjoratif, irritant, des voix, prenant spontanément le contre-pied des goûts et des désirs du sujet. Son vocabulaire est grossier, lubrique, haineux, scatologique, injurieux. Et si quelques éléments de la personnalité première peuvent passer dans la personnalité seconde par contraste, ou par transposition, leurs sensibilités, à l’une et à l’autre ne sont pas superposables. La seconde est inférieure intellectuellement et moralement à la première, à qui elle fournit cependant un certain nombre d’informations, tantôt par énonciations simples, tantôt par ironie, des commentaires, des taquineries, etc…
La personnalité seconde est plus hostile, plus mégalomane que la première, elle est hypersexuelle, au point d’en excéder, voire de choquer la personnalité première, que Clérambault nomme Primus, par rapport à Secundus, qui est dominée par l’animalité, la vanité, l’hostilité, l’impatience, déclenchant chez le patient une variété d’émotions pénibles. « Le sujet se plaint, et les voix ripostent. Il se plaint encore, et les voix surenchérissent ».
Chez le paranoïaque, elles s’avèrent d’emblée sarcastiques, et menaçantes…
Il existe une certaine forme de collaboration entre les deux personnalités, des échanges, de tonalité affective ou autre. Dans un exemple cité par Clérambault, une simple fatigue chez la personnalité prime se traduira chez la personnalité seconde par une colère. Une patiente érotomane de Clérambault visiblement fatiguée par l’entretien, mais visiblement heureuse cependant de pouvoir s’entretenir avec lui, s’adresse soudainement à sa voix : « Laissez, si nous voulons répondre, nous répondrons, nous voulons répondre à Monsieur. », et dans le même temps, vient serrer la main de Clérambault, et lui expliquer qu’une de ses voix l’avait déclaré importun, en lui ordonnant de ne plus lui répondre, mais qu’elle avait décidé de n’en tenir aucun compte.
En s’imposant, la personnalité seconde n’amène pas pour autant la destruction de la personnalité première, cependant elle la diminue, et cette dernière peut survivre dans certains rendements intellectuels ou affectifs, voire resurgir temporairement lors de certaines émotions fortes, des voyages, une maladie du patient, etc..
Toute psychose hallucinatoire chronique, écrira Clérambault, est une sorte de délire à deux où les psychismes sont unis dans un même cerveau, et où le psychisme le plus frustre domine l’autre, parce qu’il est plus inventif et plus tenace.
Le délire à deux, Clérambault en a reçu à la Tour Pointue, débarqués là par la police. Ce n’est pas une invention de Clérambault, il a déjà été décrit par de glorieux aliénistes qui l’ont précédé : Legrand du Saule 1871, Du délire des persécutions, chapitre VI : il utilise le terme de folie communiquée, à deux voire trois personnes, « l’un domine l’autre, écrit-il, celui-ci n’est que l’écho de celui-là, le premier est intelligent, et le second est bien moins doué. L’un est le persécuté actif, l’autre le persécuté passif. Isolez-les, traitez-les, faites qu’ils ne se voient ni qu’ils ne s’écrivent, le premier fera tous les jours un pas vers l’incurabilité, le second marchera résolument vers la guérison. »
Mais c’est surtout Falret et Lasègue qui vont préciser les conditions d’apparition et d’éclosion de la folie communiquée. « Elle n’est possible », écrivent-ils « que dans des conditions exceptionnelles a) l’un des deux individus est l’élément actif. Il crée le délire et l’impose progressivement au second, qui résiste d’abord, puis subit peu à peu la pression de son congénère tout en réagissant à son tour sur lui, dans une certaine mesure, pour rectifier, amender, coordonner le délire, qui leur devient alors commun, et qu’ils répètent à tout venant, dans les mêmes termes et dans des conditions identiques. b) Il faut que ces deux individus vivent pendant longtemps, absolument, d’une vie commune, dans le même milieu, partageant le même mode d’existence, les mêmes sentiments, les mêmes intérêts, les mêmes craintes et les mêmes espérances, et en dehors de toute influence extérieure. c) il faut que le délire ait un caractère de vraisemblance ; qu’il se maintienne dans les limites du possible ; qu’il repose sur des faits survenus dans le passé, ou sur des craintes ou des espérances conçues pour l’avenir. Cette conviction de vraisemblance seule le rend communicable d’un individu à l’autre et permet à la conviction de s’implanter dans l’esprit de l’autre. »
Clérambault reprendra chacune de ces conditions énumérées, et qu’il nommera les lois de Falret et Lasègue, en soutenant qu’aucune n’est vraiment nécessaire. Le rôle passif et actif qui vient initier le délire est interchangeable, la situation de confinement n’est pas indispensable, et la vraisemblance des faits n’est pas obligatoire.
Association d’aliénés, voilà le terme qu’il va employer pour décrire ces folies induites, terme intéressant dans la mesure où il a bien conscience que ce n’est pas la psychose en elle-même qui se transmet, celle-ci repose sur des mécanismes internes, c’est la folie qui dans son expression délirante fait contagion. Folie communiquée, associée. Et de son poste d’observation, à la tour pointue, il va donc en voir débarquer, pendant trente ans, des folies communiquées…
Ainsi trois sœurs, Jeanne, Annette, et Clotilde, filles d’industriel, âgées respectivement de 59, 56, et 48 ans, et conduites à l’infirmerie du dépôt à la suite d’une altercation avec un cocher de fiacre, et qui passaient depuis la mort de leurs parents leurs nuits dans des fiacres de location, et leurs journées à l’extérieur pour fuir la persécution dont elles se sentaient l’objet « La foule parisienne nous insulte. C’est effrayant d’être dehors. On sait sur nous des choses que nous ne connaissons pas… On faisait allusion à des choses que nous ne savions pas».
Laquelle d’entre vous, demande alors Clérambault, s’est-elle aperçue la première de ces allusions ? « Aucune. Nous pensons toutes les trois les mêmes choses. Nous pensons toutes les trois en même temps ». « Sur cette hostilité à notre encontre, tout le monde pourra vous le dire, sauf nous, une ligue s’est formée contre nous, sans que nous sachions par qui, ni comment, et le peu que nous savons, nous l’avons appris par intuition ».
L’interprétation délirante ne s’arrête pas au partage de l’intuition persécutrice, certes elles voient tout de suite et en même temps, en entrant à l’infirmerie du dépôt la figure d’une persécutrice dans la femme de service qui les fouille, mais elle entendent également toutes les trois dans le même temps et au moment où elles entrent dans le quartier des femmes, des exclamations qui se moquent d’ellles: « Tiens voilà les dormeuses, voilà les clocheuses, et enfin les voilà sous clef. »
Une autre observation de 1902 met en scène la transmission du délire interprétatif d’une mère, spoliée et plagiée d’un ouvrage qu’elle avait écrit sur sa vie, par une coalition mondiale qui s’était enrichie sur son dos, et qui avait pour objectif de les détruire elle et son fils, la détruire aux Archives, c’est-à-dire de rayer de la surface de la terre jusqu’à la mémoire de son existence, délire transmis sans réserve de sa aprt, à son fils, âgé de 37 ans, artiste peintre et seul confident.
« Tout au plus, écrit Clérambault, protestait-il quand l’idée délirante le choquait trop brusquement par son invraisemblance et son énormité. Un jour lisant un journal, il parlait de la guerre du Transvaal, sa mère s’écria : Comment, tu lis le journal, et tu ne vois pas que c’est nous les Boërs. Ils veulent un nom et une patrie. La guerre du Transvaal c’est notre guerre. Nous défendons notre indépendance. Ils veulent nous anéantir. Cela n’est pas possible, répondit-il. Mon pauvre enfant, tu n’es pas inspiré. Tu ne comprends rien. Et le fils de concéder à sa mère qu’elle avait raison. »
Dans une autre observation, datant de 1906, c’est cette fois tout un réseau familial qui est pris dans le système délirant d’un couple dont l’homme est atteint d’une forme démentielle de Paralysie Générale, tandis que la femme est aux prises avec un automatisme mental, entend des voix, et se plaint qu’on lui envoie des courants électriques. L’homme a été vu promenant dans un landau le cadavre d’un de ses enfants morts dans le jardin, tandis que la femme aurait affirmé aux voisins que « le soleil ferait du bien au petit ».
Le couple est alors arrêté, inculpé d’homicide par imprudence, et l’homme confirme les dires de sa femme, que la maison est électrisée, mais surtout, que ces appareils électriques sont liés à l’hostilité de sa propre mère vis à vis de sa femme, qui les poursuit et les persécute, et a de fait déclenché tous les problèmes. « Ma femme au contraire est très bonne, et elle n’en veut pas à ma mère. »
Les parents de la patiente, à leur tour, protestent, écrivent avec véhémence au Commissaire, afin de dénoncer l’ignoble machination ourdie contre leur fille, et que soit enfin mis un terme à l’ignoble machination instiguée par la mère de leur gendre, mégère qui n’a pour but que d’affoler et épouvanter leur fille, de mettre dehors le couple afin de s’emparer de la maison, de faire enlever les enfants et enfin de faire enfermer son mari.
Cinquième protagoniste à entrer dans la danse, le fils de ce couple, le frère de la patiente délirante, « homme pieux et instruit », nous dit Clérambault, écrit au Préfet de Police, pour s’élever avec force contre les mesures discriminatoires et violentes prises contre sa sœur, accréditer l’idée de la vengeance exercée par sa belle-mère contre sa sœur, et exiger que celle-ci lui soit envoyée. « L’air de la campagne, le repos et la tranquillité, la protection que nous lui donnerons contre la haine de ma belle-mère seront les moyens les plus surs de rétablir sa santé. »
A juste titre, et Clérambault parle dans cette observation de folie empruntée, ou imposée, Clérambault pose la question, sans y répondre, puisque le cas ne se présente pas, de ce qui se passerait si la persécutrice désignée venait à disparaitre, et si on assisterait alors à l’apparition d’un déplacement sur les aliénistes qui ont eu à statuer et à expertiser chacun, sur l’administration des biens, sur le commissaire, etc…
Mais c’est surtout l’observation d’Henriette C., observation à laquelle il donnera le titre « La fin d’une voyante », et dans laquelle Clérambault livre un impressionnant décryptage sémiologique, c’est surtout la lecture de cette observation qui va illustrer au mieux l’ampleur sociétale, l’extension épidémique, incoercible, que peut prendre la folie communiquée.
Henriette Couedon a été un personnage public de l’histoire du spiritisme et de la voyance, inspirée par l’archange Gabriel, et dont la célébrité tint au fait qu’elle aurait visualisée et décrit peu de temps auparavant l’incendie du bazar de la Charité, en 1894, qui avait ébranlé la Société de l’époque, par la qualité de ses victimes, femmes de la haute bourgeoisie et de la grande aristocratie. « Ses prédictions, écrit Clérambault, émurent alors toute une partie des monde politique, religieux, et scientifique. Des journalistes, des hommes en vue vinrent gravement la consulter. Son adresse était connue de tous, une foule si dense de visiteurs venait vers elle, à tel point que la police avait dû établir un service d’ordre autour de sa maison ».
Cet engouement durera pendant plus de vingt ans, puis son talent prophétique finit par s’épuiser, pour diverses raisons, et elle se retrouve pour finir ruinée et seule, abandonnée de tous. Elle qui aurait pu croire à une prospérité sans fin, écrit Clérambault, « aura été victime de cette Illusion de Permanence »-c’est magnifique tous ces termes, toutes ces créations dans la langue qui bordent le travail clinique de Clérambault, Illusion de Permanence, qu’il écrit là encore avec des majuscules-, « qui accompagne tout sentiment fort ».
Lorsqu’elle arrive à l’Infirmerie du dépôt, l’automatisme mental à l’origine de l’activité oraculaire, qui venait la nourrir et l’exalter, et notamment les impulsions verbo-motrices qui la forçaient à prononcer des paroles imprévues, devenues rares.
Elle s’est repliée sur un sentiment de rancune généralisé envers tous ceux qui l’ont abandonnée, persistent encore néanmoins quelques intuitions délirantes de filiation, elle a compris en voyant écrit sur un journal les noms du prince allemand Frédéric-Charles et d’Eugénie de Montijo, qu’elle était leur fille, en même temps qu’une voix intérieure lui soufflait : « Eugénie de Motijo », et qu’elle voyait dans la glace sa figure toute semblable à celle d’Eugénie de Montijo.
Cela ne durera pas, puisqu’elle aura compris finalement que son véritable père était Napoléon III.
A ce délire de filiation, viennent s’associer quelques idées de persécution : la France la bafoue, les prêtres la tueront lors du retour du Roy comme ils l’ont fait pour Jeanne d’Arc, La duchesse de Vendôme dirige une intrigue contre elle.
Mais ce qui nous intéresse est la description très précise, qu’elle livrera sans réticence, ravie de retrouver avec Clérambault et ses collaborateurs un auditoire attentif, de ses rapports avec la deuxième personne, sous les traits de l’Ange Gabriel, acceptant tantôt de se donner entièrement à lui, d’être son parfait instrument, et tantôt de faire valoir sa personnalité prime, qui n’était pas si à l’aise relationnellement.
Au cours de ces états de transe prophétique, elle n’entendait jamais la voix de l’ange qui l’inspirait. L’ange se servait de sa bouche pour parler, il ne s’adressait pas à elle, ne lui laissait même pas savoir ce qu’elle disait.
« Je ressentais d’abord une émotion, mes yeux se fermaient, et je n’entendais plus rien du dehors. Je n’entendais pas même ma voix lorsque je parlais et je ne soupçonnais pas le contenu de mes propres paroles, je l’apprenais seulement après coup par autrui, de même que j’apprenais par autrui que ma voix était changée dans ces moments. J’avais bien conscience que je parlais et j’avais le souvenir d’avoir parlé, mais je n’en savais pas davantage. Un esprit m’inspirait, je suivais. Je n’étais que l’instrument d’un être surnaturel, ange ou démon, peu m’importait. C’était si peu moi qui parlait, qu’il sortait de moi des choses dont je m’étonnais ensuite et que je regrettais : il m’est arrivé ainsi de proférer des paroles saugrenues ou malséantes, si c’eût été moi qui parlais, je me serais retenue. Je parlais d’ailleurs en vers, avec une telle vitesse que parfois on ne pouvait pas même sténographier. Lorsque je m’éveille, je puis entendre quelquefois la dernière syllabe de mes paroles, sans savoir ce qu’elle signifie ».
D’autres fois, des pensées lui venaient de l’Ange, survenant dans les périodes de solitude et destinées à elle seule, l’instruisant par exemple sur la métempsychose.
Elle éprouvait en parlant, nous dit Clérambault, un bonheur indéfinissable, sans aucune sensation localisée, comparant cet état à une extase surnaturelle, une communion totale et partagée avec l’ange, et avec sa force.
Cependant la personnalité première ne se laissait pas totalement engloutir, puisqu’elle reconnaissait sans difficulté que les belles « pècheresses de luxe » (sic) étaient favorisées de longues réponses, tandis que celles qui lui inspiraient un certain malaise, les personnes vulgaire ou indiscrètes, celles qui lui posaient des questions d’ordre inférieur, ou voulaient se tenir trop près d’elle, ou encore les prêtres dont elle sentait le scepticisme ou l’hostilité, venaient entraver ses intuitions et le discours de l’Ange. « On m’arrêtait ».
Parfois, elle n’avait pas senti qu’il fallait se taire, et on la faisait se taire quand même. Ainsi il lui arrivait de répondre inconsciemment à une question intempestive, et sa réponse était coupée sans qu’elle sût pour quelles raisons.
D’autres fois, la force inspiratrice luttait contre les influences, ironiques ou dominatrices, parlantes ou muettes, de son ambiance. Cependant les influences les plus inférieures étaient les plus difficiles à surmonter. Ainsi j’aurais le dessus sur l’archevêque de Paris, mais pas sur trois ou quatre bonnes femmes inspirées, dont elle souffrait intérieurement de la mesquinerie qu’elle ressentait chez elles.
Ce délire se soutenait dit Clérambault, de l’adulation, l’adoration, des visiteurs et visiteuses, la publicité journalière, l’atmosphère religieuse qui l’entourait, et qui écrit-il « confirmaient notre malade tous les jours dans son rôle et l’obligeaient à continuer ».
Ainsi, à tous les temps du début et du développement du délire, continue Clérambault, nous retrouvons des collaborations mutiples, dues au Culte Collectif du Mythe, encore un néologise de Clérambault, déchainant une Psychose Collective dans ce qu’on appelle le Tout-Paris, ainsi que dans la petite bourgeoisie.
« Quand l’ange parlait, les assistants et assistantes s’agenouillaient, radieux ou blêmes. Des fidèles demandaient l’imposition des mains, des conversions se produisaient ; des temps nouveaux allaient surgir, la face de la terre et du ciel allaient changer. Un membre de l’Académie de Médecine, citant Shakespeare, rappelait que notre science humaine se devait d’être modeste ».
Clerambault termine son certificat par ces termes sans appel Epave sociale.
Solution élégante à la psychose, comme il est coutume de dire, le délire d’Henriette Couenon aurait certainement ainsi pu continuer jusqu’à sa mort, si elle n’avait pas eu à faire face à l’abandon et à la désaffection de son public.
La présence dans l’automatisme mental de cette deuxième personne, Secundus, nous permet de porter un regard inédit sur les travaux de Nicolas Dissez dans ce même numéro 45 du JFP à propos du groupe REV, Réseau des Entendeurs de voix, qui apprennent et enseignent aux patients sous emprise hallucinatoire à prendre le contrôle de leurs voix, à les localiser dans leur corps et dans leur tête, à les identifier, à les nommer et à s’en faire des alliés, qu’ils peuvent ainsi consulter pour des décisions importantes, se marier, faire un emprunt bancaire, etc .., qu’ils peuvent interpeller, voire engueuler lorsque celles-ci dépassent les bornes du vulgaire ou de l’insulte, bref à nourrir un dialogue continu et soutenu avec les voix.
Bien entendu, les instigateurs du réseau n’ont certainement jamais lu Clerambault, ce mouvement venant des Etats-Unis, où il est né
Cependant, ils nous permettent de reprendre la question de l’espace dans lequel évolue notre travail, lorsqu’il n’y pas de Dritte Person, de division intérieure que nous pouvons faire résonner et entendre comme nous le faisons dans le travail avec un sujet névrosé, au sujet de ses lapsus et de ses productions de l’Inconscient.
Tel ce président d’une réunion qui déclare à voix haute « Je déclare la séance fermée », alors qu’il est chargé de dire quelques mots d’ouverture, lui, il ne peut pas dire qu’il est sous emprise d’une personnalité qui lui serait extérieure, et qui a pris le commandement de son psychisme, il est bien obligé, nous dit Freud, de reconnaitre que son désir inconscient, qui vient de lui jouer un bon tour, aurait été de rester chez lui ce jour-là.
Mais lorsque le sujet à qui nous avons affaire, ce fameux sujet de la psychose, après lequel nous courons, ne se compte pas trois, et ne fait qu’un avec deux, ce deux qui l’envahit et le complète d’une façon aussi totalitaire, comment pouvons-nous faire, et sur quoi allons-nous pouvoir nous appuyer ?
Lorsqu’il nous faut réapprendre à compter 1-2-3.
Lorsque notre Un que forme la bande moebienne (lorsque je fais mien et les reconnais comme tels les lapsus de l’inconscient) ne peut faire deux (je ne projette pas la responsabilité et la genèse de mon pulsionnel sur l’autre, et fais la part d’un Autre à l’autre, de ce qui est à lui, et de ce qui est à moi) qu’à la condition expresse que j’accepte qu’un trois existe et soit situé à l’extérieur de moi, Nom-du-Père, père de la horde, langage toujours déjà là d’avant ma conception et ma naissance, appareil législatif et social, etc…
Voilà des questions, plus que des réponses, qui devraient nous permettre de travailler.
Comme le disait Clerambault à la fin de son observation d’Henriette C. :« Notre malade offre un champ d’études inépuisable »…