Par Franck Benkimoun

 

« De sorte qu’en somme – vous allez le voir – la question que nous nous posons et qui est en fin de compte toujours la même, c’est à savoir de la portée de la parole.

Et plus spécialement, c’est de nous apercevoir aussi que le problème moral, éthique, de notre praxis est étroitement attenant de quelque chose que nous pouvions entrevoir depuis quelque temps : c’est que cette insatisfaction profonde où nous laisse toute psychologie, y compris celle que nous avons déjà fondée grâce à l’analyse, tient peut-être à quelque chose, jus­tement à ceci qu’elle n’est qu’un masque – un alibi quelquefois – de cette ten­tative de pénétrer le problème de notre propre action qui est l’essence, le fondement même de toute réflexion éthique.

Autrement dit qu’il s’agit de savoir si nous avons réussi à faire plus qu’un tout petit pas hors de l’éthique, si, comme les autres psychologies, la nôtre n’est pas simplement un des cheminements de cette réflexion éthique, de cette recherche éthique, de cette recherche d’un guide, d’une voie dans quelque chose qui, au dernier terme, se pose en ceci : que devons-nous faire pour agir d’une façon droite étant donné notre position, notre condition d’hommes ? [1] »

 

C’est ainsi que Lacan débute une séance.

 

Si nous nous référons au temps logique, nous sommes à l’évidence dans l’instant du regard. Mais comment dé-saturer notre Regard puisque l’ « ennemi » est invisible ? Comment ne pas l’imaginer partout ?  Pour autant est-ce que cela doit nous laisser spectateur de ce qui se déploie chez l’autre dans le confinement ?

En poussant un peu, nous sommes aussi dans un temps ralenti presqu’arrêté, le nôtre, pas celui de la Nature provocante qui continue son réveil printanier nous renvoyant à nos intérieurs alors que parée des couleurs les plus attrayantes elle prend valeur de Réel mortel, de beauté fatale. Nous devons rester dedans, confinés. C’est la loi.

J’ai bien entendu la mise en garde la semaine dernière de Marcel Czermak disant de nous méfier des effets du confinement qui pourraient être une forme d’agissements désordonnés. Est-ce une mise en garde contre une forme d’agitation maniaque du faire ? Les fondamentaux, l’axe de l’EPSA ont été remis en place.

 

Pour autant …

 

Ecrire demande du temps, écrire au plus près de notre pratique actuelle, presque d’un point de vue phénoménologique, proche d’un témoignage de  praticien, pas en surplomb mais engagé dans notre praxis auprès des patients, à hauteur d’inconscient ; de celui de nos patients mais aussi du nôtre .

Car il aura fallu au moins nous poser certaines questions : que faisons-nous avec nos patients en cabinet ? Que faisons-nous avec les patients des institutions dans lesquelles nous travaillons ? Pouvons-nous nous rendre disponible pour nos semblables ?

 

Ces masques qui nous voilent le bas de la Face nous cachent-ils aussi le Visage ? Emmanuel Levinas [2] dans Totalité et Infini et ensuite dans Ethique et infini nous dit que le « visage est l’interface entre autrui et moi, un lien d’emblée éthique avec ce qui n’est pas moi et qui me dépasse de manière infinie ». Ce qui est spécifiquement visage c’est ce qui ne s’y réduit pas. Le visage déchire le sensible. C’est ce qui, faisant échec à sa saisie totale, me renseigne sur mon rapport à l’autre.

La dimension de l’autre semble se poser parfois de manière aigüe en ces temps de confinement.

 

Nous n’avons pas besoin de voir la figure de l’autre pour nous en préoccuper, sa présence physique ne garantit pas la prise en compte de son altérité.

Comme certains collègues, j’ai été sollicité pour participer à des plateformes de soutien psychologique soit à des soignants confrontés aux malades du Covid19, soit à celle que j’ai choisie, de soutien aux non-soignants. La raison principale est que ce soutien aux soignants est organisé de manière institutionnelle (hôpitaux avec des psychologues détachés, associations diverses…). Des solidarités se sont mises en place. Pour les autres, moins. D’où mon choix.

Quelle est la spécificité d’écoute et de prise en charge par un psychanalyste de ces « appelants » en période de crise ?

Sommes-nous formés qu’aux crises individuelles ? Ou dans une crise sanitaire pandémique accompagnée d’un discours unique tout aussi pandémique comment et quel sujet peut se faire entendre et une parole être portée ? Une ouverture de l’inconscient est-elle possible ? Comment affronter un tant soit peu cette angoisse qui surgit ?

 

Sur la plateforme, quand « les appelants » se connectent, nous pouvons commencer une conversation écrite et leur téléphoner si nous le souhaitons, avec leur accord bien entendu.

Une jeune femme écrit qu’elle s’inquiète car elle n’arrive plus à gérer les effets du confinement, elle a du mal à travailler, l’angoisse la saisit. Elle télé-travaille. Je lui demande si elle est seule chez elle, elle me dit être avec son compagnon. Ce qui la préoccupe c’est qu’elle tourne en boucle dans sa tête des idées noires dont elle ne m’en dit rien. De plus elle est de mauvaise humeur, raison pour laquelle elle demande de l’aide. À ma question : À qui parlez-vous dans la journée ?  « J’emmerde mon mari avec mes angoisses, le tête à tête est pesant », me répond-elle. Quand je l’interroge afin de savoir si elle est inquiète pour son mari ou pour elle ? Sa réponse est négative. Alors pour qui ? A-t-elle de la famille ? Elle me répond à l’étranger ? Où ? Au Pérou.

Alors spontanément, je lui écris en espagnol. Pourquoi ? Aucune idée précise sur le moment mais j’avais la sensation d’un enfermement dans une langue. Nous continuons donc en espagnol. Elle peut me dire que sa grand-mère âgée de 83 ans ne respecte pas les règles de confinement, qu’elle sort et n’en fait qu’à sa tête. Personne n’arrive à lui faire entendre raison, ni même son fils qui passe la voir tous les jours. Elle-même n’a pas vu sa famille depuis très longtemps. Elle est venue en France avec son ami faire une thèse en sciences. Tous les deux sont chercheurs en « post doc ». Elle souligne que je parle bien l’espagnol, me dit qu’elle comprend mieux pourquoi elle s’angoisse tant. Puis clôture elle, l’entretien en me remerciant en français.

Cette inquiétude a pu être dite dans sa langue maternelle, à la faveur du changement de langue à mon initiative. Il y avait une sorte de clivage entre les deux langues. Introduire le temps d’un échange des signifiants de la et dans sa langue maternelle a eu un effet sur l’angoisse et a permis ce déplacement ou cette ouverture. Certainement plus que les questions de rationalisations

 

L’obligation d’invention d’une intervention inédite auprès des patients du cabinet est aussi convoquée. Certains ont accepté les suivis téléphoniques , d’autres non.

Ainsi un homme que je reçois depuis un an très abattu par une séparation difficile alors qu’ils avaient survécu lui et sa femme aux attentats de novembre 2015 , tous les deux blessés par balles à des degrés divers, lui gravement, s’est trouvé revigoré par le confinement.  « Je reprends ma vie là où je l’ai laissée. Je peux enfin vivre ce que les autres ont vécu post attentat », « Je peux en être ! »

Dans une « forme d’adversité » , pour le citer , il se tourne vers les autres, propose de l’aide, s’occupe « inventivement » de ses jeunes enfants en fabriquant avec eux un récit d’aventures illustrées à propos d’un super-héros ! Il ne s’englue pas dans les obligations scolaires et prend à sa charge leur instruction.

A l’écouter cette immobilité pour tous le libère de celle dans laquelle l’avait mis les attentats et sa séparation. L’universalité de la castration ? Sa voix paradoxalement a plus de corps que lors de nos séances, il semble l’incarner dans un réveil vital pour lui et pour ses enfants.

Etre à son écoute, présent, fût-ce au téléphone pour qu’il puisse faire valoir une parole est à mon sens une opportunité à laquelle je ne pouvais pas faire défaut.

Il faut être là au bon moment.

Le moment de conclure n’est pas venu.

Le temps de comprendre ?  Assurément les écrits que nous faisons sur cette présence inventive auprès de nos patients nous aideront à réfléchir chacun et collectivement.

L’instant du regard : être disponible à la clinique et à notre pratique car certaines de nos références vacillent, d’autres nous aident. Nous avons encore à être présent auprès des patients et des autres, dans un ici et maintenant. Entendre leurs cris pour leur donner une dimension d’appel. À eux de s’en saisir ou pas .


 

Références

[1] J. Lacan, L’Éthique de la psychanalyse, séance du 25 novembre 1959,

[2] C’est bien sûr un simplification de la pensée de Levinas. Mais l’objet est ici de faire valoir l’appui qu’il peut nous apporter dans la dimension de l’Ethique.