Par Nicolas Dissez
Intervention le 26 janvier 2015 au Collège de L’Association Lacanienne Internationale
Le terme de solution élégante est une formulation usuelle des mathématiciens pour désigner une démonstration qui leur parait avoir plus de raffinement, plus de beauté que les autres. Entre deux démonstrations exactes mais différentes, les mathématiciens ont tendance à privilégier celle qui leur semble la plus élégante. C’est également une formule utilisée ponctuellement par Jacques Lacan dans des situations variées mais qui m’a semblé particulièrement adaptée au champ de la psychose. C’est aussi l’occasion de souligner quelques points qui, lors des dernières journées de l’Ecole Psychanalytique de Sainte-Anne, m’ont paru apporter un peu de nouveauté.
Les dernières journées annuelles de l’Ecole de Sainte-Anne étaient en effet consacrées à la question de la Psychose Maniaco-Dépressive aujourd’hui submergée par le terme de bipolarité. Ce terme est absolument impropre à pouvoir situer les enjeux essentiels de ce champ clinique, non seulement pour la psychiatrie mais pour quiconque considère que chacun de nous a à apprendre des phénomènes de la folie. Ce qui m’a paru en effet le plus enseignant de ces journées, après avoir pris en compte le type très particulier de position dans le langage occupée par ces patients au cours des accès aigus maniaques ou mélancoliques, ce sont les périodes que les psychiatres classiques appellent, faute de mieux, « intervalles lucides », c’est-à-dire les périodes de stabilisation entre les accès. Je vous indique d’ailleurs que, sous la suggestion d’un certain nombre d’associations de patients, on tend à qualifier ces périodes des phases de « rétablissement », ce qui semble un terme nuancé permettant de prendre des distances avec le terme médical de guérison mais pouvant également indiquer l’enjeu de cette stabilisation en terme de rétablissement des droits du patient.
L’étude de ces phases de stabilisation, de rétablissement donc, des patients atteints de Psychose Maniaco-Dépressive m’a paru particulièrement intéressante dans leurs singularités. Au cours de ces journées, différentes modalités de stabilisation possiblement associées et souvent à la faveur d’un appui sur le transfert ont pu être évoquées : la circulation entre deux pays et conséquemment entre deux langues, l’activité de traduction, l’investissement d’une activité créatrice, l’écriture en particulier sont autant de modalités dont ces patients peuvent trouver à se rétablir. Cette liste n’est bien sûr pas exhaustive et l’appui sur l’écriture topologique de ces situations semble ici précieuse puisque autant l’écriture des accès maniaque et mélancoliques semble tendre vers un registre assez monomorphe autant chaque effort de stabilisation de ces accès parait révéler des solutions inédites et des écritures topologiques à chaque fois singulières. Corinne Tyszler a ainsi pu montrer comment l’une de ses patientes, au moment où elle paraissait débuter un accès maniaque avait pu d’elle-même envisager qu’un voyage à l’étranger se montrerait capable d’interrompre cet accès. Emilie Abed, a également pu souligner combien, pour une patiente maniaque, l’appui sur l’écriture en langue étrangère pouvait constituer une tentative pour instaurer une disparité possible là où, à l’intérieur de la langue française, toute opposition signifiante venait se déliter.
Ces solutions sont bien sûr non systématisables et non prescriptibles, elles surprennent par leur caractère inédit et le terme de solution élégante, terme emprunté aux mathématiciens donc, vise à souligner la rigueur de ces solutions dont la dimension de créativité ou d’inventivité est à relativiser puisque ces solutions sont strictement soumises à la logique de la psychose. Au lieu même où de nombreux patients semblaient se soutenir d’une activité permanente de traduction, Louis Wolfson en particulier, Marcel Czermak, reprenant le terme d’une de ses patientes, soulignait en effet que « polyglottisme total », la confusion des langues est une caractéristique régulière de la manie. On peut également repérer combien les formulations de Lacan dans Le sinthome permettent de rapprocher l’écriture de James Joyce et la schizophasie : « Il est difficile, souligne Lacan, de ne pas voir qu’un certain rapport à la parole lui est de plus en plus imposé, imposé au point qu’il finit par dissoudre le langage même – comme l’a noté fort bien Philippe Sollers je vous ai dit ça au début de l’année – imposer au langage même une sorte de brisure, de décomposition qui fait qu’il n’y a plus de d’identité phonatoire. » Il s’agit en effet probablement du point le plus intéressant de ces travaux de recherche que de prendre en compte le fait chaque solution élégante, à même de pouvoir se proposer comme mode de stabilisation, emprunte des modalités structurales qui correspondent à des faits classiquement repérés comme des éléments pathologiques de la psychose.
C’est un point qui me semble pouvoir différencier les abords psychiatrique et psychanalytique de la psychose, c’est-à-dire de situer les enjeux de la question du transfert. Il appartient en effet ici à l’analyste de pouvoir accueillir ce type de situation au titre, comme le disait Freud d’une tentative de guérison, alors même que cette solution apparaît absolument étrangère aux normes sociales, voire strictement conforme aux registre de la psychose. Si la notion de structure a un sens, elle justifie de prendre en compte le registre de contrainte dans lequel chacun de nous est pris et en l’occurrence nos patients psychotiques dont les possibilités de trouver une issue à des processus profondément déstructurants ne peuvent, paradoxalement, qu’emprunter des modalités de stabilisation, de renouage, homogènes à la structure qui a présidé à la décompensation psychotique. C’est la façon dont me semble-t-il on peut entendre le terme de « Sinthome » proposé par Lacan, qui équivoque entre modalité de formation symptomatique et tentative de stabilisation de la structure du sujet.
Il s’agit ici d’un enjeu essentiel de la position de l’analyste quant à sa réception du propos psychotique. Comment savoir quel propos soutenir ? Quand un analyste peut-il déterminer s’il y a lieu de soutenir telle ou telle tentative de guérison ou si celle-ci est vouée à l’échec ? A partir de quels éléments peut-on déterminer si un patient maniaque qui vous annonce qu’il va partir à l’étranger est ici pris dans une fuite maniaque, que nous sommes dans un contexte de « voyage pathologique » pour reprendre le terme utilisé par les psychiatres – voyage pas trop logique » m’avait indiqué un jour un de mes patients – ou s’il peut s’agir pour lui de tempérer cette élation maniaque, de freiner la fuite des idées par un changement de langue, comme c’était le cas pour la patiente de Corinne Tyszler ? Il n’y a pas ici de réponse toute faite bien sûr et là encore le conseil de Freud qui soulignait que la position de l’analyste justifiait de recevoir chaque patient au cas par cas, et préconisait de recevoir chaque patient en attendant que celui-ci puisse remettre en cause l’ensemble de la théorie psychanalytique, me paraît une position éthique propre à l’analyse.
Cette modalité d’accueillir la symptomatologie proposée par chaque patient en se montrant attentif à sa valeur potentielle de « Sinthome » me semble un enjeu essentiel de la position de l’analyste mais également une des conséquences du séminaire « Le Sinthome », permettant un abord renouvelé du champ des psychoses. Je souhaiterais vous donner une illustration de ce renouvellement possible au sujet de la question de l’automatisme mental, qui constituera le prochain thème des journées annuelles de l’Ecole Psychanalytique de Sainte-Anne.
Il reste en effet un certain nombre de questions heuristiques autour de l’Automatisme Mental découvert par Gaëtan Gatian de Clérambault. Comment en effet lire les différentes formes de cet automatisme dont vous savez qu’il se distingue entre petit et grand automatisme ? Le petit Automatisme Mental se compose de phénomènes discrets et souvent passés inaperçus qui concernent essentiellement le registre de la pensée. Ils sont ressentis comme un arrêt ou un redoublement de la pensée, voire comme une aprosexie dit De Clérambault, une difficulté de concentration. Ces phénomènes se développent progressivement dans un grand automatisme mental qui se déploie plus clairement dans un registre hallucinatoire par exemple dans le commentaire des actes. Le registre que De Clérambault nomme écho de la pensée constitue à ce titre une forme intermédiaire, une forme de passage entre petit et grand automatisme. Doit-on lire, comme le fait De Clérambault, cette évolution comme un processus à l’origine de toute psychose, c’est-à-dire comme une marche vers la xénopathie ou bien peut-on envisager que la distinction entre petit et grand automatisme mental constitue une différence de nature ? Faut-il considérer que ce qui se présente comme un phénomène au cœur de l’Automatisme Mental et que De Clérambault appelle la pensée imposée constitue un phénomène tout à fait spécifique et distinct de l’hallucination et que nous pourrions envisager au titre d’un Sinthome, c’est-à-dire d’une défense contre l’hallucination ? C’est ce que semble faire Jacques Lacan lorsque, quelques jours après avoir rencontré à Sainte-Anne un patient que le Docteur Marcel Czermak lui avait présenté, il appelle ce patient « L’homme aux paroles imposées » (symptôme qui correspond strictement au registre de la pensée imposée) et qu’il indique au cours d’une séance du séminaire Le sinthome : « Il se trouve que vendredi, à ma présentation de quelque chose qu’on considère comme un cas, un cas de folie assurément, un cas de folie qui a commencé par le sinthome paroles imposées. » Cette hypothèse du petit automatisme mental comme défense contre l’hallucination est formulée par Georges Lantéri-Laura et Georges Daumézon dans un article intitulé « La signification séméiologique de l’Automatisme Mental de Clérambault ».
En faveur de cette hypothèse, on peut rappeler que le petit automatisme est un phénomène qui passe régulièrement inaperçu, que le praticien ne prend souvent en compte ces phénomènes qu’après-coup, quand le grand automatisme s’est lui-même déployé. Bien souvent en effet le petit automatisme mental n’est en rien ressenti comme pathologique ou dérangeant par nos patients qui peuvent vivre de très nombreuses années avec ce phénomène sans que celui-ci n’évolue, sans en ressentir la moindre gêne, et sans qu’ils ne le signalent à qui que ce soit. « Je pensais que cela se passait de la même façon pour tout le monde » est une réponse régulière lorsque l’on interroge après-coup les patients sur leur silence. Tous ces éléments permettent d’envisager le petit automatisme mental, le registre de la pensée imposée en particulier, comme un sinthome, une défense contre l’hallucination.
C’est donc un enjeu des journées de l’Ecole Psychanalytique de Sainte-Anne des 10 et 11 octobre prochains que de savoir quelle signification il est possible de donner au phénomène de l’Automatisme Mental, tel qu’il a été isolé par De Clérambault, mais tel que les avancées de Jacques Lacan dans le champ des psychoses et en particulier celles du séminaire sur « Le sinthome » peuvent nous permettre de relire sur un mode différent, voire peuvent nous permettre de lire au titre d’une des solutions élégantes de la psychose. Il me semble en particulier tout à fait essentiel de prendre en compte dans ce contexte l’apport que constituent les écritures borroméennes proposées par Lacan au cours de ces années de séminaire pour souligner combien elles permettent d’écrire chaque cas comme constituant une solution élégante à chaque fois singulière.
En guise de conclusion, j’ai pensé vous retracer le cas de Me A. patiente qui me semble pouvoir illustrer le registre d’une de ces solutions élégantes inattendues proposées par la clinique. Il s’agit d’une patiente que je reçois depuis plus de douze ans dans l’institution où je travaille. Lorsque j’ai commencé à travailler dans cette institution, j’ai pris la succession d’un praticien qui en partant à la retraite m’avait laissé un mot où il m’indiquait « Mes patients deviennent les tiens ». Me A. faisait partie de ces patients dont je reprenais la charge et dont je ne devais pas tarder à repérer en quoi consistait cette charge. Elle avait en effet développé depuis plusieurs années un syndrome érotomaniaque tout à fait caractéristique à l’égard de mon collègue. Ce syndrome érotomaniaque se traduisait par le fait qu’elle attendait la consultation mensuelle avec le Docteur D. avec la certitude que cette fois-ci, enfin, il allait lui dévoiler sa flamme et que tous deux allaient pouvoir vivre la vie qu’elle attendait depuis longtemps. Seulement à chaque consultation, alors que le Docteur D. ouvrait la porte, Me A. ne pouvait que se montrer déçue : elle constatait que celui qui la recevait n’était pas le Docteur D. mais son jumeau qui a ses yeux ne présentait en rien les attraits du Dr D. Lorsqu’elle a accepté de me relater cet étrange phénomène qui toujours reportait son attente, je me suis permis de demander à Madame A. comment elle différenciait le Docteur D. de son jumeau. Elle m’a alors indiqué sans hésiter quatre critères dont les deux premiers m’ont confirmé que ce n’est pas sans raisons structurales que De Clérambault parle de l’objet de l’érotomanie. « D’abord, m’a-t-elle dit, il y a le regard : le Docteur D. a les yeux bleus, son jumeau a les yeux noirs, puis il y a la voix : le Docteur D. a une voix très douce et agréable, son jumeau a une voix très désagréable… » Le moment de la déception passé, la consultation pouvait se dérouler et celle-ci terminée, Me A. pouvait reprendre sa vie pour un mois, convaincue que la prochaine consultation serait enfin celle qui allait concrétiser tous ses espoirs…
Il y a là une solution spécifique apportée à la logique de l’érotomanie, puisque ce qui fait ici la stabilité de ce syndrome érotomaniaque, ce qui évite la collusion du sujet et de l’objet d’érotomanie, ce n’est ni plus ni moins qu’une autre entité pathologique. Cette entité est très proche du syndrome de Capgras ou syndrome d’illusion des sosies, on pourrait dire ici syndrome d’illusion des jumeaux. C’est bien un authentique fait pathologique, répertorié comme tel par la psychiatrie classique qui vient ici jouer un rôle spécifique puisqu’il vient permettre de tenir la structure et stabiliser la situation clinique de cette patiente. Il y a ici une intelligence de la structure, à moins que l’on doive dire un automatisme de la structure, qui me semble constituer une de ces solutions élégantes de la psychose, solution surprenante, inédites et singulière qui font la richesse de la clinique.
Je vous laisse sur cette singulière solution en vous remerciant de votre attention.