Par Guenael Visentini
Présentation de l’ouvrage par l’auteur à la Société Clinique du 21 mai 2016
J’aimerais commencer en vous présentant un peu la démarche et l’esprit du livre, tels qu’ils ont présidé à son écriture. Je l’ai relu pour l’occasion et je propose d’en extraire quatre points, pour introduire à une discussion.
1er point
Le point de départ, c’était le constat de la crise de la psychanalyse. Depuis une trentaine d’années, cette crise est largement reconnue. On ne peut pas l’évacuer d’un simple revers de main en disant « laissons hurler les loups », comme j’ai pu parfois l’entendre ou le lire chez certains analystes, en tout cas pas si l’on souhaite que la psychanalyse continue d’être une pratique psychothérapeutique à l’hôpital et un champ de recherche à l’université.
Dans le cas contraire, effectivement, on peut souverainement ne pas répondre, se dire que les ours polaire de l’analyse n’ont rien à voir avec les baleines du monde social : un argument relativement probant qui va dans ce sens, c’est que les cabinets d’analyste, à ce qu’en disent certains, nonobstant cette crise dont on parle, ne désemplissent pas tant que ça. On peut nuancer cela en rappelant que les consultations des thérapeutes divers et variés ou les cabinets de tous ceux qui proposent un accueil empirique de la détresse ne désemplissent pas non plus.
Ce n’est peut-être pas tant la psychanalyse qui résiste, de ce point de vue, que quelque « chose » que la psychanalyse accueille, différemment mais au même titre social que d’autres pratique : appelons cette chose la folie, la détresse, la souffrance, un réel inconnaissable jetant le trouble au plus intime de l’être vivant parlant, et poussant à des pratiques de transfert.
Vraisemblablement que les neurologues et les psychiatres biologisant n’accueillent cette « chose » qu’au titre de cas particulier d’une médication standard et que cela ne suffit pas à cette « chose » pour être entendue et apaisée.
La psychanalyse, donc, n’est au sens fort du terme « en crise » que si elle prétend, comme son fondateur puis beaucoup d’autres psychanalystes-chercheurs après lui l’ont soutenu, qu’elle est une science clinique, qu’elle incarne un régime spécifique de scientificité, de recherche empirique, vis-à-vis du fonctionnement psychique humain, qu’elle apporte du neuf en termes de connaissance et pas seulement du déjà su, et que ce neuf induit une pratique ayant son autonomie propre. Dans ce cas, elle est en crise, car ce régime propre est en passe de ne plus être reconnu, les neurobiologistes et les cognitivo-comportementalistes prenant le dessus dans les controverses (plus de budgets pour la recherche, plus d’articles dans des revues plus reconnues, plus de postes dans les universités et les institutions, plus de reconnaissance politique).
Dans cette perspective de prétention à une reconnaissance pour ce qu’elle fait et ce qu’elle amène à la science comme aux psychothérapies, la psychanalyse doit entrer dans la bataille. Comme le dit Frédéric Gros à propos des conflits armés classiques : quand on est attaqué militairement, on est en guerre ; on n’a pas vraiment le choix. C’est la même chose lorsqu’on est attaqué épistémologiquement. On doit riposter. C’était ça l’impulsion du livre, même si, des ripostes, il y en a déjà eu et qu’il y en aura encore. Je voulais en produire une à partir de mon propre positionnement clinique.
Thomas Kuhn dit que c’est dans les moments de crise que les savants doivent se faire un peu philosophe de leur théorie, c’est-à-dire réfléchir épistémologiquement le lien entre le réel qui les occupe, les données empiriques que leur permet un dispositif de recueil de ce réel et les productions théoriques qui s’ensuivent. C’est dans ces moments qu’il s’agit de voir comment, en tant que groupe confronté à un inconnaissable, on s’en sort pour le penser, selon l’éthique de vérité constitutive du champ scientifique ; je le cite dans La structure des révolutions scientifiques :
[quote]« C’est surtout […] dans les périodes de crise patente que les scientifiques se tournent vers l’analyse philosophique […] les scientifiques n’ont pas toujours eu besoin d’être philosophes et n’ont pas toujours désiré l’être »[1].[/quote]
En effet, quand une science est reconnue, elle avance, elle fait des découvertes sans se questionner sur ses fondements. C’est un peu ce qui s’est passé dans les années 1950 à 1980 pour la psychanalyse, où elle jouissait d’une forme d’évidence scientifique, au moins dans certains pays et certains lieux. Mais quand la reconnaissance s’affaiblit, du fait de controverses, elle doit regagner du crédit. Elle est appelée à une forme de responsabilité, c’est-à-dire, aussi, concrètement, au devoir de répondre à l’autre de ce qu’elle croit légitime et défendable.
Le projet du livre, c’était cela : une nouvelle fois, d’une nouvelle manière, examiner de quoi l’analyste est responsable, de quelle manière, et auprès de qui ? Pour cela, j’ai voulu revenir – avec ma pratique à l’horizon – à l’acte de fondation par Freud de la psychanalyse : suivre son cheminement clinico-théorique méticuleusement ; voir sa mise en œuvre d’une éthique de la vérité face au réel clinique auquel il s’est trouvé confronté : le réel des aphasies, puis celui des hystéries, etc. Et enfin, voir les conséquences épistémologiques quant au positionnement dans le champ scientifique et les incidences quant au positionnement clinique.
2e point
Pour éclairer un peu la controverse au sujet de la psychanalyse, j’ai proposé de suivre pas à pas le passage freudien de la médecine classique à ce que j’aime bien appeler cette « branche non médicale de la médecine » qu’est la psychanalyse, car elle a pour but de traiter des symptômes résistants aux thérapeutiques habituelles. Mon exigence méthodologique était de ne considérer rien comme acquis (c’est-à-dire de ne pas me mettre en position de convaincu – bien que je le sois relativement, quand même –, mais de sceptique, c’est-à-dire de me mettre dans la peau d’un contradicteur). D’où mon intérêt pour le lent enchaînement des étapes intermédiaires de la pensée freudienne, dans les textes de 1890 à 1900.
C’est un corpus passionnant quand on le suit à la lettre et qui a été maintes fois commenté. J’en ai proposé une lecture surtout à destination des non analystes et des anti-psychanalyse, sans abuser du jargon. Je ne rentre pas ici dans le détail, mais je retrace les étapes de cette première partie du livre.
Dans Traitement psychique (traitement d’âme) (1890), Freud est déjà au fait de l’histoire des psychothérapies ; il repère l’attente croyante des malades vis-à-vis des thérapeutes (qui deviendra le transfert), la capacité des mots à permettre un traitement de certains symptômes, les effets et les limites de l’hypnose, la réduction des intérêts médicaux au seul corps physico-chimique (l’âme, simple flatus vocis pour les scientistes de son temps, étant laissée aux philosophes), et il pose un programme : réintégrer dans la science moderne ces traitements psychique et leurs effets, essayer d’en comprendre les mécanismes réels, puisque, lorsqu’on parle de symptômes psychiques, l’on parle d’expériences subjectives bien réelles, comme il le dira dans les Leçons d’introduction à la psychanalyse :
C’est avec un haussement d’épaules résigné que nous devons repousser comme incompréhensible ce qu’on nous objecterait, à savoir que l’inconscient n’est ici rien de réel au sens de la science, qu’il est un expédient de fortune, une façon de parler. Quelque chose de non réel, dont procèdent des effets aussi réellement saisissables qu’une action de contrainte ![2]
Dans Contribution à la conception des aphasies (1892), je propose de repérer un premier saut épistémologique : il s’agit pour Freud d’autonomiser les sciences du vivant en tant que telles. En effet, les aphasies sont un réel (au sens d’un « ça existe » inconnaissable) pour la théorie physico-chimique des localisations cérébrales, qui ne traite que de processus non vivants. Or il faut, pour comprendre les aphasies, introduire l’idée d’un fonctionnement vivant qui excède les localisations supposées des fonctions. Puisque la fonction langagière se réorganise après la destruction de certaines zones du cerveau c’est que cette fonction n’est pas liée à une zone précise. Et Freud propose un schéma explicatif de type psychologique, où il essaie de donner à saisir la complexité de cette fonction langagière. Là, il s’inscrit dans les questionnements de son temps sur le vivant ; Claude Bernard le premier avait isolé ce qu’il appelait le « milieu intérieur », nécessitant une autre approche spécifique du vivant. Il y a toute une ligne de travaux aujourd’hui bien connus qui passent par Goldstein, Merleau-Ponty, Canguilhem, les concepts de « vicariance », de « plasticité ».
Dans Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques (1893), j’ai proposé de repérer un second saut épistémologique : l’autonomisation franche du vivant parlant comme sujet et objet de la clinique.
Freud repère une incidence du langage sur le corps vivant, qui vient en compliquer le fonctionnement. C’est le réel inconnaissable des paralysies hystériques qui montre les limites d’une épistémologie du vivant non parlant, c’est-à-dire basée sur une fonctionnalité non historicisée. En effet, c’est en lien à des mots et par les mots, c’est dans une histoire des rapports parlant aux autres qu’apparaissent ces symptômes fonctionnels de l’hystérie et qu’ils s’y résolvent. Le corps simplement biologique n’est pas la bonne échelle. Ceci est approfondie dans les Études sur l’hystérie où, de ce nouveau positionnement épistémologique, se déduit une pratique nouvelle : non plus médiquer un réel biologique, mais permettre à un sujet de mieux y faire avec son réel psychique, par et dans la parole, dans le cadre d’une rencontre sous transfert.
Dans L’interprétation du rêve (1900), Freud propose une première théorisation concrète de ces acquis cliniques, sous la forme d’une méta-psychologie de l’appareil psychique, repérant – au delà des simples notions d’« âme » ou de « personnalité », au delà d’une psychologie des facultés –, un ensemble complexe de processus primaires, secondaires, de strates psychiques, de mécanismes de défense, le réel de la pulsion et ses destins, etc.
La naissance de la psychanalyse, c’est donc la proposition d’un modèle de repérage d’un réel psychique à la jonction du corps vivant et du langage (rappelons la définition de la pulsion, « concept limite entre le somatique et le psychique »). Et c’est le repérage de ses multiples destins possibles. Ces différents repérages, c’est ce qui permet d’opérer in vivo moins aveuglément, dans le moment de la rencontre clinique. Je dis « moins aveuglément », car, comme nous le savons pour nous-mêmes et entre nous, on ne cesse pas pour autant d’avancer en aveugle. C’est même la condition de la rencontre. Car si on savait tout, il n’y en aurait pas, de rencontre. Il y a là un point d’extra-scientificité dans la psychanalyse.
3e point
Le savoir minimal requis pour Freud, c’est la métapsychologie, qu’il affinera au cours de sa pratique. Mais à côté de ce savoir fondamental, il va ajouter des strates de savoir supplémentaire, comme le complexe d’Œdipe, la castration, la différence des sexes, le Penisneid, etc. Il va aussi développer une psychopathologie spécifiquement analytique, à partir de la métapsychologie : il va isoler les psychonévroses des névroses actuelles, distinguer parmi les psychonévrose, isoler la psychose, etc. Ma proposition de lecture est que tout cela forme une partie extra-métapsychologique du savoir analytique, ce qui ne veut pas dire que ce n’est pas scientifique ; mais c’est un autre régime de scientificité, incluant une dimension historique. Il s’agirait de repérer différents régimes de scientificité dans la psychanalyse : des savoirs les plus locaux aux plus généraux, du « pour tous » au « cas par cas ».
On le voit d’ailleurs en ce que ces savoirs supplémentaires incluent des contenus liés à des configurations sociales historiquement situés, quand la métapsychologie repère des processus, par effort d’abstraction à partir de leurs contenus ou de leurs résultats.
Mon but était donc de distinguer différents régimes épistémologiques dans le texte freudien, dans l’idée de ne pas être forcé de tout accepter d’un bloc, mais d’évaluer au cas par cas ce qu’il convient de garder aujourd’hui, notamment en tenant compte de certaines critiques justifiées que la psychanalyse reçoit depuis un siècle, tant du côté des sciences sociales que du côté des sciences expérimentales. Ca ouvre un champ de recherche qui permet aussi de faire un bilan critique et d’être actif dans notre héritage.
Il n’y a aucune raison a priori de considérer que la psychanalyse c’est « tout comme ont dit Freud ou Lacan », ou rien.
Du côté des sciences sociales, les critiques concernent la part de normes arbitraires clandestinement véhiculées par les concepts analytiques. Et il n’y a aucune raison que – au même titre que le font toutes les autres sciences – on ne prenne pas en compte ces critiques pour les évaluer et y répondre en retravaillant ou pas, en renommant ou pas, en abandonnant ou pas nos concepts. On pourra y revenir dans la discussion.
Du côté des sciences expérimentales, les critiques concernent la non prise en compte par les analystes de certains acquis comme le fait des autismes génétiques ou développementaux pour ne prendre qu’un exemple très actuel, qui aboutirait non pas à renoncer aux acquis cliniques, mais à réduire la prétention des discours : par exemple abandonner l’idée du « tout psychique » dans la compréhension de l’autisme.
Bon. Ce qui ne veut pas dire que, d’un point de vue analytique, l’autisme ne puisse pas être redevable d’un traitement psychique (car quelle que soit la cause de l’autisme, un sujet doit faire avec la façon dont il fonctionne et un analyste peut l’y aider). Ca veut dire qu’on ne peut savoir a priori si ce fonctionnement autistique, ce retrait du sujet, est le fait d’interactions précoces traumatisantes ou de singularités génétiques. Peut-être qu’a posteriori, d’ailleurs, on peut avoir des bouts de savoir là-dessus, on peut même le supposer… Mais pas a priori.
Les sciences expérimentales critiquent aussi la perte de plausibilité de la psychanalyse, du fait de la nature parfois trop philosophique de certains de ses concepts. La plausibilité c’est la cohérence externe, une forme d’homologie relative d’une discipline avec les avancées d’autres disciplines.
Quand un analyste parle du référentiel « R S I », il est peu compréhensible par un biologiste, un historien ou un sociologue : car on a là un modèle qui fonctionne comme une taxinomie abstraite et très généraliste supposée applicable à chaque élément clinique (ici le « père symbolique », là le « père imaginaire », etc.)
S’il parle de structure uni-bloc – déterminée par une logique binaire de forclusion ou non du Nom-du-père – l’analyste est moins compréhensible pour les neurobiologistes, psychologues cognitivistes et neuropsychologues que s’il parle d’appareil psychique stratifié, avec différents régimes processuels contradictoires et dépareillés, des dominantes d’organisation opérant des synthèses précaires, etc. ; dans le second cas, les autres chercheurs peuvent se dire « ah oui, nous aussi on a reconstruit l’objet « pensée » ; on est sorti des grandes catégories philosophiques unifiantes, on est sorti de la psychologie des facultés ; par exemple, pour la mémoire, on repère cliniquement des processus dépareillés : mémoire procédurale, sémantique, de travail, épisodique, chacun utilisant des processus neuronaux relativement distincts (la clinique des lésions nous en donne des aperçus) ; l’unification des mémoires apparaît secondaire, comme celle de la conscience ».
Du coup, une théorie analytique qui privilégie la processualité, la complexité, l’hétérogénité est entendable par d’autres scientifiques, parce qu’elle paraît plus affine à l’expérience clinique qu’ils ont construit eux-mêmes ; je ne dis pas qu’il faille à tout prix converger ; mais si on s’explique notre clinique rigoureusement, opérativement, et d’une façon qui rejoint les grands acquis d’autres champs disciplinaires, on devrait privilégier cette voie plutôt qu’une autre. Plus on va vers des concepts logiques ou philosophant, plus on perd le contact avec les finesses méandreuses de l’empirie, avec le saisissable pour nous, entre nous et avec les autres.
4e point et dernier point
Outre l’exigence d’ouvrir certains chantiers sur les concepts analytiques (tant métapsychologiques que nosographiques ou autres) et de se confronter avec les autres sciences sociales pour voir en quoi toutes ces disciplines pourraient inspirer le travail clinique et théorique – comme Freud et Lacan d’ailleurs s’étaient appuyés sur l’état des savoirs de leur temps –, ça a posé pour moi la question du faire groupe des analystes. Car on ne fait pas des groupes de même nature selon qu’on fait groupe à tel ou tel niveau du savoir analytique.
Si on fait groupe essentiellement autour des textes de Freud ou de Lacan, on est dans un paradigme pré-scientifique qui n’est pas à la hauteur de ce que ces pères fondateurs ont eux-mêmes voulu : on considère que la vérité est dans la texte ; pour certains c’est Freud, pour d’autres Klein, pour d’autres Lacan. Il y a alors des maîtres gardiens des textes qui lisent pour d’autres et leur apprennent à lire ; il y a des écoles d’enseignement, structurées en pyramide, etc. Le savoir consiste en un art de l’érudition savante trop souvent obtenu par des pratiques de monolecture, avec tous les effets d’hypnose qui s’ensuivent.
Si l’on fait groupe autour du réel clinique auquel chaque analyste est confronté, dès lors qu’il reçoit des patients pour des traitements psychiques, c’est-à-dire si l’on fait groupe non autour d’un savoir mais d’une ignorance qui nous relie entre nous, et qu’on aborde les textes comme des tentatives de s’y prendre avec ce réel inconnaissable sous toutes ses formes, on est dans un paradigme plus scientifique : on considère que la vérité n’est pas dans les textes mais dans la visée d’un hors texte : d’un réel, d’un « ça existe » inconnaissable. C’est un autre mode de rapport aux textes, une désacralisation des citations, une dépersonnalisation des idées aussi, la création de collectifs de pensée et, au fond, ce que Kant appelait dans Qu’est-ce que les Lumières ?, une sortie de la minorité intellectuelle : un sapere aude : « ose savoir ».
En somme, il y a tout un spectre transférentiel sur nos pères fondateurs – ou maître, comme on voudra – qui se fonde du « ose savoir » que Freud et Lacan ont suivi pour eux-mêmes au « apprend et reprend ce que ceux qui ont osé savoir, ont laissé dans leurs texte ». Je soutiens que c’est être par excellence freudien ou lacanien que de ne pas répéter simplement leur concept, leurs textes, leurs livres mais d’essayer aussi d’en produire soi-même, d’essayer de proposer de nouveaux éclairage par confrontation au réel actuel de la clinique, de parler peut-être différemment qu’eux de notre travail, et de rester toujours critique, en toutes circonstances.
Vous me direz : rien de nouveau sous le soleil. Oui, mais ça fait peut-être du bien de se le redire de temps en temps : la plupart des groupes analytiques sont des groupes de formation à une pensée doctrinale, plus que de formation à la critique des concepts doctrinaux par la confrontation commune et partagée à l’expérience. J’ai rarement vu – même s’il y en a – de groupe de travail qui se donne pour but ceci : « au vu de nos expériences cliniques actuelles, voyons si tel concept analytique est encore utile, qu’a voulu dire son inventeur en le proposant ?, est-il périmé ?, est-il résorbable dans un autre ?, est-il mal nommé ?, inadapté, à affiner, etc. ? ». En général les groupes se constituent plutôt pour apprendre que pour critiquer (qui est pourtant une certaine façon d’apprendre) ; on s’y dit : « essayons de nous mettre au niveau des grands penseurs du champ ; apprenons à comprendre et à manier leur pensée pour penser notre clinique ». Il y a une nuance entre les deux, qui départage une tradition plus dogmatique d’une tradition plus critique.
Et c’est donc là que se glisse la question de la vérité, tombée en désuétude auprès des analystes.
Un bon exemple se trouve dans une citation de Michael Roth, sur laquelle je suis tombée depuis, Michael Roth qui fut l’organisateur de la grande exposition « Freud » de la Library of Congress, en 1998, après toute la polémique anti-freudienne qui avait menacé de la faire annuler ; je cite donc :
[quote]« Peu m’importe que les idées de Freud soient vraies ou fausses. L’important est qu’elles ont imprégné toute notre culture et la manière dont nous comprenons le monde à travers les films, l’art, la BD ou la télé ».[/quote]
C’est donc un argument de fait qui sert à légitimer la psychanalyse : elle a existé ; elle a laissé des traces ; elle a une valeur historique qu’il faut défendre. On a envie d’ajouter : « comme l’alchimie, l’astrologie ou la théorie des loups-garous » ? Est-ce que c’est vraiment pareil ? Est-ce qu’être analyste c’est assimiler et faire allégeance à une tradition analytique peu importe sa teneur en vérité ? Ou est-ce que c’est se confronter à un réel psychique, c’est-à-dire à un « x » hors discours qui contraint la pratique et la pensée, et vient les constituer en démarches non fictionnelles, apportant un surcroît de connaissance empirique.
Je crois que cet indifférentisme actuel eu égard à la vérité n’est pas un idéal groupal qui nous mènera très loin. L’orientation par la vérité a au moins le mérite de réveiller du sommeil dogmatique, car ça engage. Le dire, c’est faire. Ce n’est pas que des mots. Il faut être à la hauteur de son dire ensuite.
Et d’ailleurs c’est dommage car la plupart des analystes, au final, s’orientent du réel psychique (qu’ils l’appellent pulsion, objet a ou jouissance) et donc attribuent une forme de valeur à la question de la vérité ; mais, depuis le dernier Lacan (et l’impact qu’il a eu sur la pensée analytique française et internationale), ça ne fait plus bien de le dire, car il est admis que tout, au fond, n’est que semblant, élucubration.
De sorte qu’on voit des discours en porte à faux avec les pratiques. Je veux dire que les analystes prônent volontiers publiquement un certain nombre d’idées ou postures par lesquelles ils obtiennent la reconnaissance d’un groupe, ce qui ne les empêche pas de faire autrement dans leur pratique réelle. Autre manière de le dire : la pensée analytique apparaît souvent très décalé du concret des pratiques. On a parfois des constructions analytico-philosophiques sans trop de rapport avec les cures.
L’idéal de vérité a un intérêt ; il fait boussole ; oriente par le réel, c’est-à-dire l’inconnaissable ; préserve un peu des dogmatismes et autres délires théoriques (car le soutenir fait acte, oblige à une double vulnérabilité : au réel et à la critique des autres analystes) ; c’est pourquoi je prône sa remise sur le tapis ;
Et je rappelle qu’il faisait sens pour Freud, c’est-à-dire engageait sa pratique :
[quote]« Il ne faut pas oublier que la relation analytique est fondée sur l’amour de la vérité, c’est-à-dire sur la reconnaissance de la réalité, et qu’elle exclut tout semblant et tout leurre[3] ».[/quote]
Et pour le premier Lacan aussi :
[quote]« Je fonde – aussi seul que je l’ai toujours été dans ma relation à la cause psychanalytique – l’École française de psychanalyse […], organisme où doit s’accomplir un travail – qui, dans le champ que Freud a ouvert, restaure le soc tranchant de sa vérité – qui ramène la praxis originale qu’il a instituée sous le nom de psychanalyse dans le devoir qui lui revient en notre monde – qui, par une critique assidue, y dénonce les déviations et les compromissions qui amortissent son progrès en dégradant son emploi[4]. »[/quote]
Voilà en quelques mots. Je suis sûr qu’il y a matière, maintenant, à discussion.
Pour aller un peu plus loin, sur la question des normes internes au discours analytique
Accepter l’héritage du « Freud épistémologue » ne devrait-il pas nous conduire à initier un questionnement sur les normes sociales clandestinement véhiculées par nos concepts ?
Je m’explique : en fondant la psychanalyse comme science de la vie psychique, comme métapsychologie, Freud y intègre les processus mais non pas les contenus.
Autrement dit, les destins associatifs des représentations relèvent pour lui de la science analytique ; mais qu’il s’agisse de représentations de tel son, de tel mot, ou de telle image, ou qu’il s’agisse de telles associations de représentations (comme « Notre père qui êtes aux cieux », « Grand est le Tao », « la femme est le sexe faible » ou « Allah wakbar »), non. Ceci relève de l’histoire, collective et individuelle. Pas de la science analytique en tant que telle.
Cette position permet d’étudier les normes sociales introjectées par les appareils psychiques, sans risquer de les projeter théoriquement comme structures des appareils psychiques eux-mêmes.
En ce sens, le masculin, le féminin, le complexe d’Œdipe, le primat du phallus, ne relèveraient plus, dans cette perspective, de la science analytique ; ces questions devraient être relues comme l’écho psychique de questions d’abord sociales et historiques, que l’appareil psychique ne ferait que réfracter.
Ne faudrait-il pas penser, par exemple, que c’est le social, qui, du fait de son phallocentrisme historique, a considérablement restreint l’activité sexuelle féminine et a relativement exclu les femmes de l’espace symbolique (en rendant très difficile voire impossible, pendant des millénaires, leur vie intellectuelle, scientifique et publique), les forçant ainsi à prendre des positions marginales, moins légitimement symbolisées, comme celles de magicienne, de sorcière, de mystique ou d’hystérique. Que c’est ce même social phallocrate qui a ensuite inventé socialement et culturellement la question féminine (soit cette idée que l’autre sexe que le sexe masculin fait question) ; et cette question a ensuite colonisé les appareils psychiques, dont ceux des analystes, qui, la retrouvant chez leurs patientes et patients, en ont conclu que c’était une question structurelle du psychisme, tant féminin que masculin, expliquant en retour l’organisation phallocentrique du monde historique par cette thèse psychanalytique.
Voir les propos des analystes, Freud et Lacan compris, sur le « continent noir », « la faiblesse du surmoi féminin », la « jouissance féminine », la « femme pas toute », « le pousse à la femme dans la psychose ». C’est de structure que les femmes seraient vouées à occuper certaines positions dans le cours historique du monde.
Ce n’est pas qu’il n’y ait pas historiquement et du coup cliniquement du vrai dans ce qui a pu être dit ici ou là sur la structuration psychique d’une série de femmes ; le problème est que c’est hypostasié, an-historicisé ; ce qui plus probablement a été un effet structurant du social est pensé comme sa cause structurale. Et la psychanalyse, de scientifique, devient dogmatique, normative et, assez vite, morale et réactionnaire. Voir les critiques des historiens, des anthropologues et des ethnologues sur un ensemble de positions analytiques.
Pour prendre un autre exemple, c’est le social qui a surinvesti l’homme dans la quasi totalité des cultures – donc son signe distinctif, le pénis –, en en faisant ainsi le symbole – par dérivation métaphorique – de toute valeur sociale et individuelle, de tout prestige ; pendant 10000 ans et c’est loin d’être fini, il était plus désirable de naître homme, de l’avoir (au point que les parents tuaient parfois les filles à la naissance) ; ensuite, la psychanalyse pose sans se poser plus de question l’existence structurelle du « Pénisneid » chez la femme et Lacan tente de sauver les meubles en distinguant pénis et phallus et en faisant du phallus le signifiant du désir. Mais est-ce bien dans cet ordre là qu’il faut penser ? Ne faudrait-il pas commencer par voir ce que le social valorise pour voir ensuite comment les sujets, selon les sexes, sont socialement situés et valorisés, puis comment ils s’organisent singulièrement, psychiquement, par rapport à ce que le social attend d’eux et leur laisse comme perspectives ? Mais alors, on ne pourrait plus parler de « la femme » ni de « l’homme » en psychanalyse, même travesti en « position masculine » « toute » et position féminine « pas toute ». Ce ne serait pas an-historique ces positions structurales. Et la clinique analytique n’interviendrait alors qu’en bout de chaine, au niveau de l’assomption psychique des normes sociales d’une culture donnée.
Jusque là, on n’a pas fait une pleine place aux femmes dans le « tout » social ; c’est pourquoi elles tendaient à occuper plus majoritairement la position « pas toute ». Mais les conditions et normes sociales changent imperceptiblement. Comment alors repenser une théorie analytique minimalement vraie, qui ne soit pas caduque demain, quand la donne socio-historique aura changé et qui ait une pertinence au-delà des différentes configurations culturelles, tout en prenant en compte – sans en faire norme, c’est-à-dire en ses strates complémentaires a posteriori – les normes psychisées du moment ?
En ce sens, l’Œdipe, la question de la famille et de la différence des sexes sont à repenser, à resituer. Sur la question du PACS et du mariage homosexuel, on a vu des analystes énoncer qu’un sujet ne pouvait qu’aller à la psychose sans deux parents de sexes différents, et d’autres assertions du même type énoncées sans fondement d’expérience. Rien n’a été cliniquement ni sociologiquement prouvé de cela ; il ne s’agit pas là d’éthique de la vérité, mais de doxa, d’une idéologie dogmatique, abusivement énoncé au nom de la science analytique, qui devrait s’auto-limiter dans ses prérogatives.
NOTES
[1].T. KUHN, La structure des révolutions scientifiques (1962), Paris, Flammarion, 1983, p. 130-131.
[2]. Leçons d’introduction à la psychanalyse (1916-1917), dans S. Freud, Œuvres complètes, t. XIV, op. cit., p. 287.
[3]. L’Analyse finie et l’analyse infinie (1937), dans S. Freud, Œuvres complètes, t. XX, Paris, PUF, 2010, p. 50.
[4]. Voir Acte de fondation, dans J. Lacan, Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 229.