Bref retour sur la journée de préparation : Opérations cliniques en psychiatrie lacanienne
Par Nicolas Dissez
Je vous propose aujourd’hui de revenir brièvement sur quelques interrogations qui sont les miennes après notre journée de préparation au thème de l’opération clinique. Ce thème est assurément un sujet ambitieux et particulièrement difficile à aborder. Il semble bien en effet que, plus nous serions tentés de l’appréhender de façon directe, plus nous risquerions de le voir nous échapper. « À quelles conditions peut-on identifier un phénomène absolument inédit ? » interrogeait Marcel Czermak lors de cette journée. Il y aurait là un objet, peut être inappréhendable comme tel, parce qu’il procède d’un réel, comme le nouage borroméen lui-même.
Vous le savez, c’est en effet la caractéristique du nouage borroméen comme tel d’échapper à notre représentation. Non pas le nœud qui, lui, des représentations, en a plusieurs, mais le nouage lui-même, qui serait bien ce qu’il y a de commun à trois représentations différentes du nœud, registre donc qui nous échappe irréductiblement. Je vous en propose une illustration par le biais de trois figurations du nœud borroméen.
Si vous disposez de ronds de ficelle souples, vous pouvez aisément passer d’une de ces figurations du nœud borroméen à l’autre puis à la troisième. Pourtant, à les observer simultanément, nous ne percevons pas ce que ces trois figurations ont en commun, autrement dit ce qui constitue le nouage borroméen comme tel échappe à notre représentation ; parce qu’il procède d’un réel, nous ne l’identifions pas. Suivant la proposition d’Elsa Caruelle-Quilin au cours de notre journée, je vous propose de considérer que, d’une certaine façon, au cours d’un entretien clinique, nous sommes dans de difficultés similaires pour identifier ce qui a opéré, parce que cette opération procède, elle aussi, du registre du réel. Identifier l’opération clinique, au titre où l’on pourrait rendre compte d’une transformation mais autrement qu’au titre d’une métaphore chirurgicale, peut-être, donc, nous sommes nous fixés une tâche impossible. Impossible au sens où les mathématiciens quand ils proposent une écriture nouvelle viennent écrire un impossible. Ainsi, le nombre imaginaire : i = √-1 vient écrire ce qui, avant lui, procédait d’un impossible. Cet acte constitue bien un franchissement, une transgression comme telle.
L’opération clinique, Souligne Marcel Czermak, est elle aussi une opération transgressive. Elle ne se traduit pas dans un savoir formulable, articulable dans une articulation binaire mais je vous propose de considérer qu’elle implique, comme par exemple le mot d’esprit – qui implique une dritte Person – voire la poésie, le nouage de trois registres. Un indice du caractère transgressif de cette opération pouvait s’entendre dans les formulations de Moustapha Safran rappelées par Christian Hoffmann lors de notre journée : « Lacan dans sa théorisation comme dans sa pratique cherchait toujours la limite ». L’opération clinique, tout comme son identification à travers le dispositif du trait du cas, implique de notre part un abord de la limite de notre savoir.
L’opération clinique comporte également cette particularité, rappelait Marcel Czermak, qu’elle mobilise l’inconscient du praticien, avec cette conséquence qu’elle ne peut s’opérer que dans la méconnaissance de celui qui opère. Corinne Tyszler a ainsi pu faire valoir au cours de cette journée de préparation, à propos du cas d’une adolescente anorexique qu’elle suivait elle-même, combien la mise en place du transfert avait pu en passer par la mobilisation de ses propres enjeux désirants concernant la question du chant – voire de sa difficulté ponctuelle à reprendre son souffle. L’opération clinique implique donc une rencontre du praticien et de son patient au sens où, comme le souligne Margaret Little, le déplacement opéré sur l’analysant n’est pas sans impliquer un déplacement subjectif du praticien lui-même.
Vous connaissez ce mot d’esprit de Lacan qui, alors qu’on l’interrogeait sur l’allongement de la durée des cures que semblait impliquer sa pratique, avait répondu : « Mes analysants, il me faut le temps de leur apprendre à compter jusqu’à trois ! » Le langage, dans son abord le plus courant nous conduit en effet plutôt à des oppositions binaires à raisonner avec des oppositions du type grand ou petit, mort ou vivant, droite ou gauche, alors que le repérage de l’opération clinique nous oblige à la prise en compte de l’articulation conjointe – du nouage – de trois registres distincts. C’est bien ce sur quoi j’aimerais insister aujourd’hui pour en décliner un certain nombre de conséquences pour notre travail.
En ce qui concerne notre journée de préparation, je me contenterai de reprendre quelques échanges de la matinée pour souligner l’opposition de contexte des deux cas présentés et interroger le dispositif qui pourrait nous permettre un abord le plus juste possible du thème que nous nous sommes choisis. Je pense à l’entretien de Monsieur R. avec Jacques Lacan, ce patient responsable d’un homicide qui soulignait combien le simple fait de s’asseoir à côté de quelqu’un dans le métro pouvait susciter des idées de meurtre. Le dépliage très rigoureux par Christel Goulier et Stéphanie Maubrun de cet entretien permettait d’y repérer l’absence d’opération clinique, probablement du fait de l’absence d’instauration d’un transfert authentique. « Vous n’avez pas particulièrement envie de me tuer là ? » interrogeait ainsi Lacan au cours de l’entretien avec ce patient, « Non, c’est terminé » lui répondait Monsieur R. Peut-être l’absence d’opération clinique proprement dite au cours de cet entretien tenait-elle également à la conviction du patient que l’opération avait pour lui déjà eu lieu, sous la forme du meurtre de son voisin de chambre.
A l’opposé, le contexte clinique déployé par l’intervention de Corinne Tyszler au cours de la matinée faisait valoir une situation initiale de défaut d’adresse transférentielle qu’un dispositif institutionnel impliquant trois protagonistes avait permis de lever. Une symptomatologie d’anorexie mentale – A priori d’oralité donc – abordée par le biais d’un atelier sur le souffle dirigé par une stagiaire de son institution permettait d’opérer sur un symptôme latéral et pourtant articulé à la question de l’oralité : un défaut de prosodie dans la parole de la patiente. Vous entendez ici combien la question du trois en tant qu’il noue trois registres de l’oralité, ceux de l’alimentation, de la voix et du souffle, permettait d’aborder l’opération clinique autrement que sur un mode linéaire, autrement dit d’inévitablement la rater. La présentation de Corinne Tyszler permettait d’entendre combien la possibilité d’une opération clinique venait solliciter ces trois places distinctes dans la prise en charge institutionnelle. Peut-être, ceopendant, la parole de la stagiaire qui dirigeait cet atelier « Souffle et geste » aurait-elle permis de cerner plus précisément les tenants de l’opération effectuée pour et par cette patiente.
Vous voyez combien je suis conduit à rapprocher la possibilité d’identifier l’opération clinique dans le cadre du dispositif du trait du cas de l’opération clinique elle-même. Les deux procèdent d’un franchissement qui implique subjectivement l’opérateur, c’est à dire qu’elle ne peut manquer de solliciter celui-ci transférentiellement. J’en vois une confirmation dans ce fait, interrogé par Anne Homer-Koffi, que la présentation d’un cas en public, lorsque c’est un patient que nous suivons effectivement, a régulièrement un effet de contrôle, c’est à dire qu’elle a des conséquences sur la prise en charge elle-même. Ce constat permet d’interroger le dispositif à même d’appréhender ce registre de l’opération clinique en tant qu’il permettrait d’impliquer l’orateur dans un registre transférentiel qui introduise à une ternarité des places. Il y a en effet de nombreux indices de la nécessité de la prise en compte de cette structure ternaire pour tenter d’appréhender ce registre de l’opération clinique. La première et ce fait, repéré par Lacan, que les avancées, que les innovations qui avaient pu se produire au cours de ses présentations cliniques était identifiables, non par lui mais bien plutôt par ceux qui assistaient à ces entretiens, à certains membres de son auditoire qui, disait-il, étaient « dans le coup », c’est-à-dire dans une situation de transfert de travail avec lui, noués donc avec lui-même mais, peut-on ajouter, probablement aussi dans un lien au patient lui-même. Vous repérez ici ces trois places distinctes et leur nécessaire nouage. Peut-être tenons-nous ainsi une explication au fait que seul Marcel Czermak ait su tirer profit des présentations cliniques de Jacques Lacan pour en extraire leur valeur novatrice, comme jacques Lacan l’appelait de ses vœux.
Dans le contexte des présentations tenues aujourd’hui par Marcel Czermak et qui nous servent de support pour cet exercice du trait du cas, la place du praticien qui adresse le patient à la présentation, c’est à dire qui est dans une articulation transférentielle au patient comme à celui qui l’interroge dans la présentation reste essentielle. Peut-être cette place spécifique dans ce dispositif est-elle une place favorisée pour rendre compte, pour identifier ce qu’il en serait d’une opération transgressive, prise dans un dispositif transférentiel qui s’opère à l’insu du praticien sur mode à chaque fois singulier. Il y a là des questions de dispositif qui sont homogènes à notre objet de recherche à cette opération clinique insaisissable. C’est une question qui rapproche à nouveau l’opération que nous tentons de cerner de celle du contrôle. J’ai toujours, en effet, été surpris en recevant des jeunes collègues qui viennent me solliciter pour un contrôle par ce fait que l’exercice permet d’entendre les enjeux du cas à travers leur brève présentation sur un mode largement facilité. Je veux dire que j’ai régulièrement eu le sentiment que le dispositif me permettait d’entendre les signifiants essentiels du cas comme ses objets plus rapidement que si j’avais reçu le patient moi-même. C’est une autre modalité peut-être d’entendre ce registre du trois, de ces trois places distinctes inhérentes à l’identification de l’opération clinique.
« L’opération clinique est une transgression à chaque fois inédite », rappelait Luc Sibony, citant Marcel Czermak, en introduction de cette journée. Il s’agit de savoir si la possibilité d’entendre, voire de décrire ce qu’il en est de cette opération n’est pas, elle aussi, à chaque fois inédite ce qui se traduit dans le fait qu’au cours des préparations de cet exercice du trait du cas, si le petit groupe fonctionne trop bien, le groupe du mercredi après après-midi est souvent alors moins opérant et inversement. « Qu’est-ce qu’un sujet peut endosser de la structure qui se déploie dans ces présentations de malades à Henri-Rousselle ? », interrogeait Olivier Douville au cours de la conclusion de cette journée. « Qu’est-ce que le praticien peut endosser de l’opération clinique dans laquelle il est lui-même pris ? », c’est la question sur laquelle je vous laisserai.