Qu’attendre d’un Analyste dans le champ des psychoses : Olivier Douville


Olivier Douville
20/04/2022




Transcription de l’intervention du 20/04/2022

 

Nicolas DISSEZ : Nous avons invité aujourd’hui Olivier Douville à intervenir sur le thème que nous travaillons depuis plus d’un an maintenant : Qu’attendre d’un psychanalyste dans le champ des psychoses. La plupart d’entre vous connaissent Olivier, mais je le présente brièvement et de façon non exhaustive. Olivier Douville est psychologue, psychanalyste, il est maître de conférence à l’Université Paris Ouest à Nanterre, il dirige en particulier la revue Psychologie Clinique mais il fait partie des secrétariats de rédaction de différentes revues : La clinique méditerranéenne, L’évolution psychiatrique, entre autres. Pour nous, et ce qui est loin d’être indifférent aujourd’hui, il a été très proche des enseignements de Marcel Czermak et il lui a, au cours de toutes ces dernières années, rendu régulièrement hommage, je sais que Marcel y était sensible. Il a su indiquer la valeur des apports qui ont été les siens, au point d’en devenir un très proche et, il le disait récemment, un ami au cours des dernières années. Je voulais, avant de commencer, vous recommander la lecture du compte rendu de l’ouvrage de Marcel Czermak Traverser la folie fait par Olivier qu’il a publié dans Figures de la psychanalyse. Un compte rendu que je trouve d’une justesse et d’une précision, je le dis très simplement, admirable. Très touchante pour moi aussi est la façon dont il peut dans cet écrit évoquer la personne de Marcel Czermak. Il a également, et ce sont des choses que j’ai entendues très récemment et qui vont nous intéresser, travaillé comme nous l’avons fait ces derniers temps sur cette fonction du « Nebenmensch » dans le transfert. Plutôt dans le cadre, et c’est très intéressant pour nous, de l’accueil des réfugiés, mais comme c’est une question que nous avons travaillée vous le savez dans le champ des psychoses, je trouve très riche l’enrichissement qu’il peut ainsi nous en proposer. Je lui laisse donc la parole sur ce thème : Qu’attendre d’un psychanalyste dans le champ des psychoses. Merci, à toi Olivier.

Olivier DOUVILLE : Bien, je suis très touché aussi par ton accueil. Cela fait des années que je fréquente cette salle de conférence et de réunion et c’est un lieu familier. Puis je vais vous parler de Marcel. J’indique, parce que ça peut être intéressant  pour vous aussi, qu’en compagnie de Ilaria Pirone, nous avons réalisé un des derniers entretiens avec Marcel, qui s’est montré très intéressé quant à la question du passage de frontière. C’est paru dans un ensemble de textes consacré aux enjeux de l’exil, aux enjeux dans la clinique et aux effets dans le politique. Voilà c’est un numéro de la revue Psychologie clinique. Bien sûr j’indique Psychologie clinique, c’est très bien allez-y, mais c’est surtout pour dire que là vous trouverez aussi quelque chose qui nous rend sensible au fait que peut-être il ne convient pas de réduire Marcel au spécialiste de la psychose en psychiatrie mais qui pensait aussi la psychose comme une caisse de réflexivité des imbécilités contemporaines, compte tenu de la réification de l’Autre ou de la subjectivation de l’Autre qui accable notre époque. Il suffit de lire les journaux pour voir que dans le lien social cette subjectivation s’est portée comme un charme et séduit un nombre inquiétant de personnes. Moi ça fait très longtemps que je travaillais avec Marcel, puisque j’ai commencé à travailler au cœur des années 1980, et puis je le connaissais aussi parce que j’assistais, assez époustouflé mais impressionné à ses présentations de malades à St Anne ; il nous mettait prodigieusement au travail. Ses présentations de patients, cela n’était jamais au fond quelque chose qui nous aurait permis de lire dans le vivant un manuel de nosographie, mais un dispositif qui nous faisait bien sentir que la psychose était un travail, qu’il y avait du sujet dans la psychose, pas le sujet divisé de la névrose, enfin une fois qu’on a dit ça on n’a pas dit grand-chose quand même, et qu’il y avait un transfert du psychotique. Moi j’ai vu d’autres présentations, je ne dirais pas avec qui, ce ne serait pas gentil, mais véritablement celles menées par Marcel m’ont donné envie de travailler. Et puis encore, au début des années 80, il avait organisé à Paris 13, avec quelqu’un que vous connaissez je pense, mon ami Jorge Cacho, un groupe sur le Cotard, ça c’est pas une surprise, je sais que qui pense à Marcel, pense au Cotard, mais pas que…. Puis j’ai évidemment continué à travailler de loin en loin puis de proche en proche avec lui. Alors voilà. Donc je connaissais une des thèses de Marcel Czermak concernant  l’aspect irrésistible du transfert psychotique. Alors je pense que nous avions là un point d’accord pour une raison extrêmement simple, avec la psychose nous ne sommes pas un supposé savoir, nous ne sommes pas l’objet. L’objet c’est le psychotique. Donc il y a dans l’accroche, au sens physique du terme et au sens topologique du terme, de toute psychose, quelque chose d’un risque évident de devenir cet Autre persécuté, cet Autre persécutif, surtout si l’on ne fait pas varier la technique. Je vais vous parler de ça. Marcel mettait en garde contre l’aspect irrésistible du transfert dans la psychose, il disait « fais gaffe » mais il ne disait pas « n’y vas pas ». Et  j’avais à la fois besoin de ces deux tendances qui n’étaient certes pas une contradiction, peut-être un paradoxe, à coup sûr une temporalité lorsque j’ai commencé, assez jeune, ça fait des années, à bosser en psychiatrie à l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard dans le service du docteur Saladin, qui après son divorce repris son nom Gougeon. C’était un service extrêmement pénible. Pas au plan des équipes puisque que les merveilleuses équipes d’André Roumieux y travaillaient. Vous savez c’est un infirmier qui a beaucoup écrit sur le plan infirmier, qui a une mémoire extraordinaire de l’asile qui était pétrit de psychothérapie institutionnelle. Mais parce que c’était un lieu où étaient venus s’agglutiner tous les patients dont on ne voulait pas dans les autres services voilà. C’était un nouveau service qui servait un petit peu comme ça de lieu où le pandémonium des indésirés se retrouvait faire une colonie assez extravagante dont nous étions les dépositaires. Donc pas mal de patients chroniques, enfermés dans un mutisme effroyable. C’est la première fois qu’ils avaient des psychologues aussi là-dedans, donc ce n’était pas si simple. Un des premiers patients dont je me suis occupé m’avait saisi par la qualité de son silence, en cela qu’il n’était pas seulement silencieux mais qu’il était comme avalé par son silence. On peut être silencieux et concentré quand on écoute de la musique, ou des conférenciers, mais là c’était autre chose, c’était comme si le silence le dévorait, et qu’il avait les yeux écarquillés sur ce silence qui le dévorait. Je m’assois à côté de lui et je reste 1 heure, ¾ d’heure, etc…ça dure 3 mois, et donc ma réputation de dingo était complètement assurée auprès des infirmiers : « qu’est-ce qu’il fout le psychologue, disaient-ils rudement,  il prend une chaise, il s’assied à côté de quelqu’un qui ne dit rien pendant des heures !! » . Cela vous fait passer quand même pour quelqu’un d’assez original. Et puis un jour cette personne, je la retrouve à l’heure du repas, et il ne mange pas. Il est debout il ne mange pas, et là quand même je tente un peu d’avigorer : « pourquoi est-ce que vous ne mangez pas ? », la réponse fuse, calme, décisive « je ne mange pas parce que j’ai pas de bouche ». Tout de suite, que faire ? On sait bien que si c’est répondre : vous avez une bouche parce que vous me parlez ……on ne va pas loin avec cette grosse ficelle. Donc, ma réponse, nullement préméditée, et me surprenant  aussi alors que le prononçais  fut une invite « venez me parler, vous n’avez pas de bouche ce n’est pas une raison pour ne pas me parler ». Et voilà qu’il il colle son œil à mon oreille, un peu comme les petits autistes hein, ça dure quelques secondes mais je vous assure que quand vous avez quelqu’un qui colle son œil à votre oreille pendant 10/15 secondes, vous allez sentir que le temps a une certaine densité. Donc il retire son œil, ou je le pousse un peu et je lui demande « mais qu’est-ce que vous voyez ? ». Il me dit « je vois votre oreille qui s’ouvre et qui se ferme ». Je réponds « elle se ferme comme une bouche ? », ça marchait il me dit oui, bon il retourne à table et ensuite il vient me voir et il me fait une proposition  « je suis d’accord pour vous recevoir, je vois que vous êtes là tous les 2 jours, bon ben écoutez, lundi 10h, jeudi 10h ça vous irait ?»,  à quoi je réponds « oui bien sûr ça m’irait, pas de problème ». Enfin il parle quoi, il parle, mais cela ne va pas tant durer, et il me faudra attendre. Et la première fois où il arrive, moi j’ouvre le bureau, le bureau j’y vois l’olympe de la parole libérée hein, et ben non,  il reste très  silencieux puis  au bout d’1heure il dit enfin « ce matin j’ai nettoyé la table en formica avec une éponge ». Alors j’étais un peu sur ma faim, quelqu’un qui nettoie la table en formica avec une éponge, je veux bien, je n’ai rien contre …. mais après 15 ans de mutisme et quelques échanges, avec moi dont le trajet de  la bouche et de l’oreille, je trouvais que c’était un petit peu maigre. Et me regardant fixement il ajoute  « est-ce que vous savez que Dieu m’a vexé ? » Alors ça m’intéressait quand même. Dieu, la psychose, l’affect, tout ça pouvait un peu se loger dans les séminaires de Lacan, tandis que la table en formica et le coup d’éponge, pas trop. C’est une prise en charge qui a duré 10 ans, aussi ne vais-je  pas vous la raconter dans les détails, un jour je l’écrirais peut-être, mais déjà je voudrais vous livrer  quelques petites réflexions que je me suis faites. D’abord,  quand cet homme dit qu’il n’a pas de bouche on peut entendre que le Cotard est là, qu’il pointe un peu de ses vagues de néant. Voilà une réaction inévitable pour qui a été formé par Marcel Czermak, et quand on a lu avant ce qu’a tenté d’écrire non sans finesse, Salomon Resnik dans Personne et psychose – Salomon Resnik qui est le premier à parler du syndrome de Cotard dans le monde psychanalytique- le  « je n’ai pas de bouche » ça y est, c’est le Cotard ! Ce n’est pas idiot de dire, ça, ce n’est pas complètement débile, mais vous savez et là on reprend les classiques, que le délire de négation c’est une affirmation et pas une négation. L’affirmation de ne pas avoir n’est pas l’affirmation de ne plus avoir. Il n’y a pas de nostalgie. Dans le Cotard ne se dit pas la nostalgie de ce temps d’autrefois où  j’avais une bouche, et maintenant  j’en ai plus, qu’est-ce qu’elle est devenue ou est-elle passée etc ? …Donc il devient possible de partir logiquement de ceci ; il n’y a pas dans ce que dit une personne au moment vif de son dit « délire des négations » la moindre trace de cette opération de négation qui permet de se séparer des signifiants du premier Autre, d’y prélever de l’objet, puis d’attribuer à l’Autre cet objet. En revanche, ce qui est dit, ce qui est affirmé dans cette fausse négation, c’est qu’il y a du trou ! C’est-à-dire que s’il n’y a pas de bouche et de source à l’érotisme oral, la zone buccale n’est pas effacée, la zone orale devient un trou. Donc il faut comprendre que lorsqu’il est proféré « J’ai pas de bouche », il est à tenir compte de l’affirmation sous-jacente « j’ai un trou ».  Qu’elle est la différence entre le trou et la bouche ?  Vous allez me dire la bouche c’est un trou…ce à quoi j’objecte parce que c’est un trou qui est bordé par un circuit pulsionnel. Qui est bordé par le fait d’éprouver certains plaisirs à sentir que l’on peut ouvrir ou fermer la bouche. Un certain plaisir peut-être que certains ferment la bouche…Un certain plaisir à respirer, un certain plaisir à mordre, à mâcher, à ingérer, à sucer, à recracher des sons. Ça, c’était un des grands thèmes de Marcel. Une spécification de la pulsion c’est quand même une spécification de ce point du corps, où la source, la poussée et le but peuvent s’articuler, se distinguer dans une temporalité et pas se collapser. C’est pour cela que l’on parle souvent de la grammaire de la pulsion en tant que cette grammaire est liée à la demande à l‘Autre et à la demande de l’Autre.

Le deuxième point c’est que dire qu’un trou s’il se présente comme sans bord assuré n’est plus destiné à s’ouvrir ou à se fermer. Quand un corps humain dans son poids de réel est situable par la topologie, nous pouvons le modéliser comme une surface uni-trouée, à ce moment-là, et compte tenu du fait que la figuration topologique comporte la dimension de la déformation et donc du temps, nous voyons que ce corps unitroué, instable, va rencontrer un devenir sous forme de deux risques. Le premier risque c’est que le corps devienne une espèce de surface qui se replie sur elle-même, qui se chiffonne sur elle-même, qui devient de la sorte quelque chose d’énorme car compact.  Là il faut faire très attention à ce que disent certains patients qui livrent leur impression que ça fait des plis en eux. En général ces sensations d’être encombrés par l’espèce d’auto-chiffonnage du corps en lui-même est le prélude à cela que  ce chiffonnage cédant sa précaire architecture et virant à de collage de plis sur plis de ce chiffonnage initial perd ses torsions et ses nervures l’intérieur du corps devient alors une bouillie. Donc ça c’est le premier risque :  quand une surface est auto-trouée il y a un risque qu’elle se « compactise ». Ce que nos anciens appelaient autrefois l’énormité était  souvent accolée à tort  à la mégalomanie, alors que l’énormité c’est pas la mégalomanie, l’énormité ce n’est pas le fait d’avoir un corps qui est plus gros que le corps du voisin etc…L’énormité c’est un vécu de fin du monde, c’est un vécu que tout ce qui vous entoure peut refluer sur vous, qu’il n’y a plus d’espace signifiant par exemple entre vous et moi, entre vous et le voisin,  entre vous et les meubles etc…donc le vécu d’énormité c’est le vécu de l’immersion catastrophique de l’espace euclidien dans l’espace topologique, ou caoutchouteux. Alors  le corps peut être complètement enserré par les limites de ce qui fait univers, et qui chutent sur lui, cet espace peut-être une pièce, qui peut être la chambre, qui peut être le lit etc…une patiente qui avait cette sensation d’être compacte, énorme, car tout l’avait avalée la réduisant à espèce de masse tout aussi compacte et non trouée.

Et l’autre risque c’est que le trou envahisse toute la surface et ce peut être des choses que l’on observe dans certains cas de mutisme. Du reste le rapport du silence avec ce patient avait changé à partir du moment où il m’a vu revenir à côté de lui, et 10 ans après, évoquant les premiers temps où je m’asseyais à côté de lui, il a eu cette phrase : « on a vraiment eu de très longues conversations ». Là moi je pense qu’il a raison. Oui, nous eûmes ensemble, l’un à côté de l’autre, de longues conversations, silencieuses. Il n’était plus figé  dans la catastrophe d’un silence qui engloutissait le sujet, nous formions une banque de silence à deux. « Bank of silence » il y a « sound of silence », ben nous c’était « bank of silence », et donc on se refilait nos silences comme d’autres se refilent des cauris sur les marchés africains…donc on était devenus une banque de silence, un comptoir, et de ce moment-là, ça respire. Alors parce que, j’ai tout révisé avec Marcel, tellement, j’avance sur la question de la perte de la vision mentale. Je suppose maintenant que cette perte de la vision mentale, perte, qui est évidemment différente de l’hallucination négative ou du scotome, a pour effet qu’on ne s’y retrouve plus dans le monde. Je me souviens un autre patient qui me disait : « quand je suis dans le bureau et que vous ne parlez pas, il y a la plante verte (qu’on appelle un caoutchouc, posé dans un bureau des psychologues qui ont beaucoup de chose à dire sur le signifiant vert mais qui oublient d’arroser la plante) quand vous ne parlez pas la plante devient grise, la fenêtre ne donne sur rien ». Il y a quelque chose qui est très important dans cet irrésistible du transfert, c’est l’intensité de la phoné,de la pulsion vocale de l’analyste. C’est-à-dire que s’il y a bien des patients qui savent que la voix c’est du corps c’est quand même les grands mélancoliques, qui généralement passent d’un cri muet tétanisant à quelques murmures de chantonnement venant rythmer de discrète façon le rapport du patient mélancolique au sonore.

Nous qui nous mêlons de cheminer avec des femmes et des hommes en psychose avons une fonction anti-persécutive. Cet  homme m’a donné l’alpha et l’oméga de son délire : Dieu m’a vexé ;  il a repris cette phrase plus d’un an après … enfin,  moi je dis plus d’un an après mais peut-être que pour lui ses paroles et ses silences ne s’inscrivaient par exactement dans ma linéarité temporelle, c’était plutôt des moments de temporalité, pour moi disjoints, situés dans des espaces aléatoires et il remettait les bouts de temporalité en croisements surtout du moment qu’il pouvait franchir des lignes, des seuils, des espaces etc…Il avait été élevé au Maroc, un jour il était parti pour se promener ailleurs, c’était un effet de nos échanges, il explorait les lieux, se promenait dans le parc, mais là il quitte les frontières de Ville Evrard ; il s’arrête devant un chantier où des ouvriers maghrébins posent et montent des tuyaux de gaz, il est resté à écouter ça, cette musique de la parole arabe  tout l’après-midi. L’équipe du pavillon d’hospitalisation était absolument affolée, « où est-ce qu’il est parti, va- t-il revenir ? » Il revient au pavillon en disant « je reviens de chez moi ». Pour la première fois une vocalisation et un lieu trouvé/crée tel un abri, donnaient accueil à sa mémoire. Je l’invite alors à dire des mots en arabe lors de nos échanges en l’attente que ça lui permette de remettre bout à bout des espaces. Il troua parfois, mais en incise, pas en catastrophe ses propos de quelques mots en arabe qui évoquaient des appels. Je l’invitai à associer sans aucun succès, j’entendis ces sons en arabe un peu comme des ponctuations que ferait un batteur de jazz pour soutenir et relancer un soliste.

Je vous donne un autre exemple issu de ma pratique en libéral, je reviendrai à des choses peut-être plus théorisées mais, cette histoire que les bouts d’histoire sont dits dans des espaces aléatoires et dans une temporalité disjointe.

Je vais maintenant parler d’un patient que je reçois dans mon cabinet, comme on dit un cabinet privé, et pour aller de la station de métro à mon cabinet généralement qui marche tranquillement met 5 minutes ; lui met une heure et demie pour venir. Je sais j’ai rendez-vous avec lui à 14h, il met une heure et demie par qu’à certains moments il faut qu’il évite des endroits où il a entendu des voix etc…Alors il courbe la tête, il a très peur qu’on le voit, qu’on voit la folie qu’il a dans ses yeux m’explique-t-il, etc… Comment est-il venu à moi ? Il m’avait rencontré chez des amis, c’est un peintre, on avait discuté de peinture, c’est passé comme ça. Alors moi je porte un nom qui est connu non parce que c’est moi qui suis connu, mais parce que Douville c’est le nom d’un type qui fabriquait des rideaux de fer, pour les boutiques. Je suppose que quand vous passez devant une boutique, devant le rideau de fer, vous n’allez pas regarder qui a fait le rideau de fer, enfin j’espère, toutefois si vous le faites, vous pourrez voir  marquer « Douville ». Et lui voit ça, il voit « Douville », alors là ça fait un effet absolument invraisemblable. Il arrive au bout d’un quart d’heure en place des 90 minutes de son calvaire habituel, très en avance, donc il sonne j’ouvre la porte ; je vais pas lui dire c’est pas votre heure… il me dit « écoutez c’est formidable, j’ai vu votre nom dans la rue ». Il m’explique les rideaux de fer et tout ça… je m’en souviens, on me l’avait dit autrefois pour ce Douville.  Mais qu’est-ce que ça change pour lui ? Et là il m’évoque quelque chose qui est assez connu, qui est décrit dans un article de 1860 par Morel sur les hallucinations consolatrices. Dans un coin de son esprit il y a des hallucinations qui arrivent. Dans certains coins il y a des hallucinations. Ça peut être telle couleur, ça peut être telle association, telle interprétation, mais imaginez qu’il ne fait pas un parcours pour aller de la station de métro jusqu’à chez moi. Son parcours pour venir jusqu’à moi m’évoque  certains fleuves africains : il y a le fleuve et il y a les pierres, vous allez de pierre en pierre et il faut sauter, donc forcément vous pouvez vous casser la gueule. C’est ça son parcours, il saute comme ça d’isolats en espèces d’isolats dont il se demande toujours s’il peut y séjourner un temps, s‘y sentir à l’abri. Pourquoi il met une heure et demi parce qu’il y a certains coins où il est en paix, voilà, il s’y dépose un moment. Mais là ce qui se passe il me l’a appris parce que je lui ai posé la question la plus débile qui soit. Voyez plutôt : j’ouvre la porte, il me dit « j’ai pu venir sans trop de problèmes avec les hallucinations », et moi vraiment comme un crétin, je lui dis « ben vous en avez moins », il me dit « non j’en ai plus », « Ah bon ? », mais c’est que dans son oreille droite ou gauche je ne sais plus très bien, il entendait des hallucinations qui venaient contrarier les hallucinations persécutrices. Il entendait des hallucinations persécutrices comme, on connait bien « tu es une merde ! » et dans l’oreille gauche il entendait « Douville vous dit de vous taire ». Donc il arrive comme ça avec sa stéréo portative. Il nous faudrait peut-être retravailler ici la question de la lettre, de ce qui s’écrit dans la voix. Donc nous avons une qualité, je dirais dans le transfert psychotique, qui n’est pas seulement que nous devenons celui qui est occupé, est envahi, par l’objet que représente le psychotique, mais nous fabriquons quand même, faisant intrusion dans les plis de la psychose, une surface d’interposition. Ça c’est important, une surface d’interposition entre le sujet et la figure persécutrice de l’Autre.

Alors après cette incise,  je vais reprendre l’histoire de cet homme à l’hôpital psychiatrique, dans son système délirant. Dès qu’il y avait un changement, il supposait qu’une instance qu’il appelait les « Javanais aux longs bras », nous déplaçait de planète en planète, mais c’était pas vraiment la science-fiction du paraphrène, ni les hommes de la planète Mars tel que racontait Théodore Flournoy secrétaire de sa poète médium Catherine Élise Müller plus connue sous le nom d’Hélène Smith ; peu de folklore astronomique ici car toutes les planètes sont les mêmes mais cependant à un détail près : il y a quelqu’un en plus il y a quelqu’un en moins dans ce monde nouveau où tout a été transbahuté. C’est sûr, dans un pavillon d’hospitalisation il y a des nouveaux venus et il y en a qui partent. Un autre détail pouvait être qu’on peint les murs. Enfin ce n’était pas un détail pour lui mis un trait qui remettait en transposition l’expérience intime du monde. Les javanais aux longs bras ça le renvoie à quelque chose de terrifiant pour lui, de terrifiant qui est que lorsqu’il était gamin, il devait avoir 7 ou 8 ans, il a été voir un spectacle d’ombres javanaises, c’est vrai qu’ils ont des bras comme ça, et il s’est évanoui. Il n’a pas simplement été inquiété, il y a quelque chose qui s’est défait le corps qui ne tient plus, Il n’est pas tenu. Au bout de 10 ans de ma prise en charge comme il avait une petite pension, on lui trouve un appartement thérapeutique, à Montreuil. Il est convenu qu’il vienne à l’hôpital une fois par mois me rencontrer, plus s’il en sent l’envie ou la nécessité.  Un jour, il surgit dans le service où je travaille, en état de fureur totale, en hurlant mon nom, en disant « il faut absolument qu’on se parle » ; voilà ce qu’il me raconte : il me raconte que, c’était aux alentours du 14 juillet, et la municipalité de Montreuil avait décidé de décorer les bouches principales de métro, à la station mairie de Montreuil, en mettant des petits ballons, des ballons que donnaient autrefois les vendeurs de chaussures aux petits enfants, bleus blancs rouges partout. Il sort de là et il dit « ça y est, c’est pas possible on a encore changé de planète », donc il va au bistro du coin, parce qu’il avait troqué les psychotropes contre du Côte du Rhône évidemment c’est plus efficace au bout d’années de traitement, il est très contrarié, et ses  copains de bistrot lui demandent « pourquoi tu fais la tête, qu’est-ce qu’il t’arrive ?», il dit « on a changé de planète, je pensais que c’était terminé , mais non on a changé de planète cette nuit », alors tous les potes sont autour de lui, qu’est-ce que vous voulez qu’ils lui disent, ce sont tous des pochtrons de chez pochtrons, ils disent « on a changé de planète formidable ça s’arrose ! ». Lui ressent, apaisé et fier un peu qu’au moins on le comprenne, on le change de planète, il en témoigne et nul ne lui fait pas des piqûres, on me va boire du vin rouge pour fêter l’évènement, c’est quand même une bonne maison ce bistrot, alors voilà, il paye sa tournée. Ça c’était la veille. Et puis le lendemain il arrive au troquet, ils sont tous là : « on a encore changé de planète cette nuit donc  tu nous payes un coup ! », alors lui il est furieux, il arrive une heure après je le vois débouler dans le service, il crie « mais ils sont fous, écoutez Douville depuis qu’on parle ensemble, vous savez bien que les javanais aux longs bras nous foutent la paix ! ». Et il ajoute « on a eu une très bonne conversation  tous les deux quand on disait rien, ça a calmé les javanais». Alors il y a aussi cet aspect-là de cette surface d’interposition, que peut-être on peut appeler Nebenmensch mais je vais reprendre ça autrement.

Alors je vais vous dire des choses un petit peu plus théoriques quand même. J’enfourche mes références Je crois que là où nous en sommes on peut effectivement dire que cet espace d’entre-deux morts, qui est le lieu très souvent où la psychose se déploie, n’est pas un horizon éthique comme dans Antigone. Cet espace d’entre-deux morts qui peut être un espace de fulguration, de beauté, , cet espace dans lequel le sujet est appelé à séjourner et c’est insupportable pour lui, c’est un espace d’incandescence. Du reste lorsque c’était à la mode de travailler sur les rêves qui rendent fous, il y a eu une très très grande mode, après la thèse de Chaslin, un des maîtres en psychiatrie de Lacan, après les études de Tarde sur le rêve et l’intelligence, après les études de Ritti, psychiatre italien qui disait à quel point certains rêves pouvaient précipiter les crises d’hystérie, il y a eu toute une littérature. Mais il y a cette idée du rêve qui fait le thème, on va le dire en terme moderne, explosion de jouissance, que le sujet n’a pas de métaphore pour passer à autre chose. Alors actuellement on parle assez souvent de psychose toxique, faudrait peut-être imaginer certains rêves comme psychose toxique. Alors chez Chaslin, qui faisait des observations peu communes, il disait que dans ce qu’on appelait la mélancolie, l’expérience de beauté était liée à l’idée d’un incendie, ou d’un corps qui brûle et en particulier le corps de la mère. Moi je suis très sensible à ce que certaines entrées, surtout chez les ados, dans des moments mélancoliques se traduisent par des sensations d’ignifugation du corps, le corps qui devient comme une torche vive, c’est ressenti comme ça. Donc l’expérience de la beauté ce n’est pas seulement le ravissement esthétique. Je crois que Marie-Claude Lambotte a écrit des choses extraordinaires sur le fait que le mélancolique sort de cette espèce de purée de pois dans laquelle il est, là on est quand même pas loin de la perte de la vision mentale qui se suspend par un ravissement esthétique. L’étiologie proposée par Lambotte qui est loin d’être une étiologie de pacotille, dit du mélancolique qu’il n’a jamais été distingué comme un objet éminent dans le miroir, on a l’impression comme ça que c’est une causalité un peu lourde, mais c’est très pertinent parce que c’est quand même dans l’épreuve du miroir que le Nebenmensch se met à parler aussi. Mais je pense qu’il y a une difficulté. J’ai beaucoup de difficulté à, j’en ai parlé à Marie-Claude qui est une amie, la difficulté dans laquelle je suis avec ses écrits, c’est qu’il me semble qu’il y a une prime portée sur la prime de jouissance esthétique, alors qu’il s’agit peut-être d’une position du sujet dans un fantasme de fin du monde, où tout le monde se simplifie dans une esthétique du désastre et de l’incendie. Il se pourrait d’ailleurs que cette perte du côté mental retrouve son lustre dans quelque chose qui serait l’extinction du monde par l’embrasement. Donc, nous travaillons cette question de l’entre-deux morts, et dans l’entretien que tu as eu la gentillesse de me faire connaître pas plus tard qu’hier de Monsieur Lesavant, il y a ce moment où Marcel dit mais « moi je ne sais pas », il n’y a pas de critère pour dire si on est à ce point – à mort ou vivant. Je crois que c’est très important, c’est que se sortir de cet espace de non-savoir radical c’est comme le disait Lacan un acte de foi. Se savoir mortel se déduit de se savoir pour le moment vivant. Imaginez la mélancolie campée dans cet entre-deux morts, la mise en jeu du corps dans le monde et le ressenti du corps ne garantissent en aucun cas que ce qui se passe dans le corps en mélancolie est de l’ordre d’un vivant qui va trouver une rythmicité et un achèvement. D’où l’idée d’une immortalité mais d’une immortalité qui n’est en aucun cas triomphante sur la mort – ce n’est pas l’immortalité qui est donnée par la résurrection. Il ne s’agit absolument pas de ça dans l’entre-deux morts. Il s’agit de ne pas pouvoir s’aider d’un mythe qui vous garantisse que vous êtes vivant et donc mortel car si vous êtes armé de ce mythe votre corps est en repos. Je pense que c’est très important. Il y a une chose qui m’a beaucoup intéressé chez Claude Lévi-Strauss quand il parle du mythe, le mythe n’est pas fait pour séparer le masculin du féminin, ça vient après, le mythe est fait pour séparer le vivant du mort.

J’en reviens à la promesse du Nebenmensch. C’est avec ça que l’on arrive. Notre désir d’analyste ça n’est pas de faire le mort. C’est d’arriver avec quelque chose qui est de l’ordre de la promesse du Nebenmensch. Nous ne sommes pas avec des sujets en psychose en position de l’analyste sur qui on projetterai des tas de trognons de demande d’amour avortées, l’analysant supposant l’objet dans l’autre. Là, non. Nous sommes dans une position où l’objet c’est le sujet lui-même : l’objet, c’est le psychotique. Et c’est nous qui demandons au psychotique de nous céder l’objet qui nous manque. C’est généralement ce qui se passe lorsqu’on dit « Comment vous faites pour voir des choses alors que je ne les vois pas, entendre des choses alors que je ne les entends pas ». Et que parfois les hallucinations, plutôt que de travailler avec, on donne des trucs pour les effacer.

Nous sommes en position d’être devant quelqu’un qui ne nous délègue pas, ou si peu, que nous formions le lieu de dépôt de l’objet a, que nous avons tendance à demander à cette personne de nous céder les objets.

Il y a beaucoup de traitements qui sont infligés aux patients psychotiques non pas parce qu’on se dit qu’ils iraient mieux mais pour faire cesser le scandale que représente pour eux d’avoir des objets que l’on ne peut pas saisir… Et quand on n’arrive pas à leur demander, alors cela nous rassure qu’ils ne soient pas là. D’autres dispositifs émergent, a contrario, défiants de la psychiatrie contemporaine. traitements – Lola Goossaert me fait l’amitié d’être ici avec nous, elle qui travaille avec les entendeurs de voix, elle pourra peut-être nous dire quelque chose.

La phrase de Freud – « Les psychotiques aiment le délire comme eux-mêmes » reste très difficile à comprendre, car qu’est-ce que c’est « eux-mêmes » dans la psychose ? On a réduit ça à quelque chose de narcissique, ils ont enfilé un beau délire comme on enfile un beau costume ou une belle robe, et on passe complètement à côté de la chose, c’est l’inverse qu’il faut envisager :  sans délire, il ne peut pas y avoir cette idée d’une prothèse qui sert de moi. Ce n’est surtout pas « Je m’aime je m’aime et en plus j’aime mon délire, c’est formidable, la vie est belle… ». Non ça change complètement la question de notre transfert car si dans le dispositif que l’on propose, on est mutique, pas du silence, du mutisme, on reproduit l’autre persécuteur, et quand notre voix elle sort, elle a des effets d’ébranlements sur le corps.

Je renvoie à un très beau bouquin, sur lequel je n’ai pas arrêté de prendre des notes : La Folie du transfert, de Solal Rabinovitch (Eres, 2007)

Quand Ferenczi a inventé un dispositif qu’on lui a beaucoup reproché, à savoir l’analyse mutuelle (je ne vais pas rentrer dans l’autopsie de l’analyse mutuelle, bon…)… il y a quelque chose dont ne tiennent pas compte les reproches que l’on a pu faire à Ferenczi, c’est qu’il s’est mis à développer le truc quand il était médecin militaire, pendant la guerre de 14/18, Et pour bien situer ce lien entre psychiatrie et psychanalyse sous la guerre et intérêt pour le point de mort du sujet dans la psychose, je voudrais aussi faire place à un psychanalyste qu’on ne lit pas tellement et je le regrette, car sa pensée est assez subtile, un grand ami de Freud : c’est Simmel. Ernst Simmel, dirigeait l’institut Schloss Tegel, à Berlin, en 1928, qui fut le premier institut où on essayait de comprendre la résonance inconsciente que pouvaient avoir les maladies somatiques. Schloss Tegel, c’est aussi là où Freud venait se reposer quand il souffrait atrocement du cancer de la mâchoire, toujours chez son ami Ernst Simmel. Simmel… Juif menacé par les nazis, doublement menacé par la lâcheté de Jones et la compromission de Jung vis-à-vis du pouvoir nazi. Dois -je rappeler que dans l’institut de Berlin en 1934, il est interdit d’avoir en cure quelqu’un qui appartiendrait à un parti clandestin, à savoir le parti communiste, et si on milite ou si on a milité dans ces partis, on ne peut pas exercer après, l’analyse. C’est toujours bien de lire un peu d’histoire, je vous raconte ça pourquoi ? Parce que Simmel a à faire avec « la folie traumatique ». Pas la névrose traumatique, la folie traumatique. Et la folie traumatique, c’est très important car ça a été un peu oublié au congrès de Nuremberg de 1918, là où tous les psychanalystes se sont réunis pour dire la psychanalyse a été la meilleure médecine pour les traumatismes de guerre, par rapport aux électro convulsions.  Bon, sans rentrer dans les détails, il y a eu le procès d’un médecin qui soignait par « torpillage électrique » comme on l’appelait, Freud est appelé comme accusateur, mais il refuse cette place d’accusateur, et au sortir du congrès cela donne la création de l’Ambulatorium à Vienne et surtout l’institut de Berlin, la consolidation du Schloss Tegel en 1920, et ça donne aux anglais l’idée de créer des centres pour soulager la misère sociale.

Alors qu’est-ce que c’est que cette « folie traumatique » ? Simmel l’explique : une fois qu’il est à la clinique de Topeka dans le Kansas, celle-là même où va travailler Georges Devereux avec son indien des plaines, Simmel explique très bien : si je n’avais pas été psychanalyste sur le front de guerre, je n’aurais jamais pu comprendre la mélancolie.

Pourquoi ? Parce que la mélancolie, c’est l’idéal (chevaleresque) qui ne soutient plus le sujet. L’image du corps ne soutient plus le sujet. Chaque soldat a son image du corps. Ce qui a de traumatique dans une guerre c’est évidemment qu’elle tue, mais pour un soldat elle tue d’une façon à décomposer l’image du corps qu’il a. L’obus a été traumatique non seulement parce qu’il tuait, mais surtout parce qu’il faisait éclater des corps. Ce n’était pas toujours le cas dans les guerres antécédentes. Dans cette folie de guerre, la personne rentre dans un délire mélancolique. Ferenzci est complètement sur la même ligne. Avec ses patients, qui lui apprennent grosso modo ce qu’est la psychose il se dit, avec ces déclenchements de la psychose et de folie traumatique, qu’il est absolument hors de question que l’analyste « fasse le mort ». Mais quelque chose de la cohérence et de la présence vocale de l’analyste doit absolument jouer sinon le sujet est comme pétrifié.

Cela me semble très actuel. Et je crois que le travail que vous faîtes sur le Nebenmensch et l’entre-deux morts est d’une nécessité absolument ardente. Puisqu’il y a dans l’entre-deux morts l’idée qu’il existe une jouissance dont je ne dois

pas m’approcher. Qui peut entrer en telle collusion avec le sujet, en telle confusion avec le sujet, que le sujet se réduit à cette espèce d’ignifugation de la jouissance. Où on connait la valeur des hallucinations psychotiques mélancoliques qui n’ont pas toujours celle, loin s’en faut, de fonctionner comme de l’automatisme mental… : c’est la grosse voix du mélancolique qui dit au sujet « Va, fout le camp ! Prend la première ouverture venue, là tu fais exister ou consister une ouverture parce que tu la traverses, mais tu t’éjectes du monde pour que le monde tourne bien… »

Et à ce titre, je prendrai un passage de Création et schizophrénie de Jean Oury où il parle d’un homme dont en termes de la clinique déficitaire ce qui est une abomination, on dirait qu’il a des stéréotypes : il fait toujours tourner une planche de bois, une barre de bois, sur le rebord d’un tonneau… Or ce que dit ce tourneur, c’est qu’il fait tourner le morceau de bois pour que le monde continue de tourner.  C’est un peu comme ce que vous lisez dans  Le Rameau d’or, de l’anthropologue écossais James George Frazer , à propos des prêtres des temples de Ptah de Memphis qui au moment où le soleil se couchait, prenaient un énorme globe rouge qui était le soleil, le faisaient rentrer dans le bec d’un crocodile marionnette, peut-être le  dieu Sobek , entourant le bec de de ces petits tissus, ceux avec lesquels on fait les langes et des linceuls, et bien ce bricoleur du cosmos dont parle Oury ne le savait pas mais il était à sa façon un des grands prêtres de Memphis. Chez ces égyptiens, il aurait été bien reçu car il y avait aussi des prêtres qui étaient au service des Dieux qui n’avaient pas de nom et qui n’existaient pas. C’est pas si mal ! On aurait ça dans les trois monothéismes, on se sentirait mieux ! Vous êtes au service d’un dieu qui n’existe pas mais attention quand même, celui-là il faut s’en occuper… Il se peut très bien que certaines conduites comme ça qui semblent rudimentaires ont quand même pour fonction de sauver le monde. C’est beaucoup mieux que l’écologie politicienne !!! Soit des moments où dans cet espace entre-deux morts, le sujet a fait une bonne rencontre, avec un accident de l’espace, au service duquel il se met. Et là, notre rôle de Nebenmensch, c’est peut-être de lui dire qu’on lui doit une fière chandelle… Et dès fois on est très surpris de savoir qu’on a été le Nebenmensch !.. A Ville Evrard, il y avait une pauvre dame, comme ça très mélancolique, très hagarde, elle mettait les mains sur le radiateur, elle avait les mains brûlées, moi je ne pouvais plus supporter cela, … Doucement, j’enlevais ses mains, on discutait…  Et là aussi, car il faut toujours être attentif à ce qu’il se passe quand la nuit tombe, elle aussi disait « Je ne vais pas manger ce soir ». « Pourquoi vous ne voulez pas manger ? » n’ai-je pu m’empêcher de lui dire (moi qui suis de nature gourmande ce genre de paroles m’étonne toujours…) Continuons le dialogue :

  • Elle : « Parce qu’il faut qu’il y ait du pain pour les enfants ! »
  • Moi : « Mais rassurez-vous, il y aura toujours du pain pour les enfants »

 On discute et elle ne se crame plus les mains dès le lendemain de cet échange bref mais dense, tout va mieux. Je prends quelques congés et à mon retour je demande aux infirmiers comment va cette dame. Ils me disent qu’elle va vraiment très mal. Je m’inquiète et m’informe. Recommencerait-elle à se brûler la paume de ses mains. Nullement, ça c’est fini, mais elle aurait des idées bizarres à tue-tête exprimée, elle chercherait le boulanger. La voilà qui surgit du fond du grand couloir me voit et s’exclame : « Ah enfin, le boulanger est revenu ! »… C’était moi le boulanger, c’était mon nom de Nebenmensch, et c’est vraiment pas si mal.

 

-N.D : Je voulais te remercier, Olivier. C’est vrai, si on a bac +5, on ne peut plus être le Nebenmensch, il faut renoncer au bac +5, pour être le Nebenmensch, le radiateur, le boulanger… et c’est bien cette position à que l’on a essayé de travailler ces derniers mois, aussi je te remercie de toutes les illustrations et constructions que tu as proposées. J’ai retenu beaucoup de choses, mais je voudrais en premier lieu revenir sur un point. Tu disais : « Tu fais exister une ouverture parce que tu la traverses… » Mais dans ton exemple princeps, comme on dit dans les vieux livres, dans ton exemple princeps donc, de ce patient qui était déjà aussi dans le séminaire sur le Moi de Lacan et qui dit « Je n’ai pas de bouche », ce n’est pas tellement que tu fais exister une ouverture parce que tu la traverses, mais le fait qu’en collant son œil dans ton oreille, tu es toi traversé. Tu acceptes d’être celui qui… Tu fais exister une ouverture parce que tu es toi-même traversé.

-O.D : Ah oui! Bien sûr !

N.D : C’est cette place là que tu as, me semble-t-il, indiqué dans tous tes exemples. C’est pas facile. Il doit bien y avoir quelque chose de l’expérience de la fin de cure qui doit toucher à l’entre-deux morts, qui doit permettre d’occuper cette fonction-là, même ponctuellement. C’est ça qui peut être cohérent dans notre relation avec la psychose : accepter, mais pas tout le temps, ponctuellement, quand on est sollicité à cette place-là, d’être traversé par un regard qui vient se coller à notre oreille, et la traverse. Je voudrais beaucoup que l‘on revienne sur tous les autres exemples que tu as donnés, on pourra y revenir.

On va passer les questions à la salle, mais avant je voudrais quand même rajouter que j’ai été interpellé par l’expérience de nos amis les entendeurs de voix, qui acceptent cette place-là. Car, me semble-t-il, dans ces groupes-là, pour faire le lien avec ce que tu disais, il y a quelque chose de partagé, et en même temps d’une disparité d’un des membres du groupe, mais qui permet que lui aussi ait cette expérience-là, et qui a un effet effectivement sensible.

Des questions, des remarques ?

Sarina Silvia Salama : Je voudrais qu’Olivier puisse déplier un peu la question de la formule canonique du mythe. Moi, elle me semble extrêmement difficile à déplier, mais tu as probablement des connaissances plus importantes que moi en ce domaine…

-N.D : Je vrais reformuler ici la question de Silvia pour qu’on puisse l’entendre à la retranscription et en zoom de l’autre côté de l’Atlantique. La question de Sylvia portait sur la formule canonique du mythe… Il me semble d’ailleurs que ce qu’a dit Olivier est très important : à savoir que le mythe ne vient pas séparer le masculin du féminin, le mythe vient en amont. Ça vient séparer le vivant du mort, voire même, met en contact, via le rituel, le vivant du mort.

-O.D : La formule canonique du mythe, c’est une construction algébrique, que je ne connais pas par cœur, et que je n’ai pas sous les yeux. Mais ça se trouve dans La Potière jalouse. Il y a eu depuis un certain nombre d’essais, en particulier ceux de Lucien Scubla, dans un texte paru chez Odile Jacob en1998, Lire Lévi-Strauss. (ndlr : La formule est de type Fx (a) : Fy (b) ≈ Fx (b) : Fa-1 (y), dans sa formulation initiale introduite pour la première fois par Lévi-Strauss en 1955 et reprise enfin en 1985 dans La Potière jalouse)

Je peux en évoquer quelques axes majeurs, car dans une confrontation avec Alban Bensa, orchestré par Antoine Spire (https://olivierdouville.blogspot.com/2011/03/que-reste-t-il-du-structuralisme.html )

Alban Bensa nous le regrettons tous, était un anthropologue formidable, lui il objectait à mon structuralisme tempéré que Lévi-Strauss, ça ne marche plus ! A quoi j’ajoutai un petit désaccord encore car la formule canonique du mythe permet si elle est mis en catastrophe de comprendre ce qui se passe quand s’effondrent mythes les plus efficients…

Et on s’est séparés, en très bon accord, car chez les anthropologues, quand on n’est pas d’accord, ça ne veut aucunement dire que l’on s’est fait un ennemi de plus. Évidemment chez les psy, c’est pareil, c’est un lieu où la bienfaisance, l’absence de jalousie et l’accueil à la nouveauté est l’occasion d’un étonnement de tous les instants… Je n’en dirai pas davantage (rires).

L’idée première de Claude Lévi-Strauss, ce qui serait commun à beaucoup de mythes, – chercher l’invariant, structuraliste, la structure opératoire sur le symbolique presque le transcendantal, serait de ne pas réduire des mythes à des récits. Si on les réduit à des récits, c’est extrêmement simple, c’est exactement le travail qu’a fait Jack Goody, anthropologue absolument essentiel si on s’intéresse à l’écriture, la literacy. Goody remarque que dans la tradition arabe, lorsqu’ils n’avaient pas été encore fixé par l’écriture, lorsqu’on demandait à différentes personnes de différentes régions de raconter un mythe, il y avait d’énormes variations.  Cela, Lévi-Strauss le savait très bien. Et là maintenant aujourd’hui dans tous les pays qui ont été le pré-carré des anthropologues et qui deviennent le nec plus ultra des touristes en manque d’aventures sécurisées, vous trouvez des guides locaux qui ont appris les mythes de leur pays dans des bouquins d’anthropologie. Or c’est un problème, car beaucoup d’anthropologues ne faisant pas attention au fait que ceux qu’on leur envoyait comme informateur étaient ni plus ni moins que les délirants du coin, car on ne savait pas quoi en foutre, et que quand ils étaient avec l’anthropologue, au moins ils arrêtaient d’enquiquiner les femmes dans le village. Ils ne savaient pas quoi faire de Margaret Mills, par exemple. Elle va rester là des années, en plus. On ne peut pas la marier, elle ne veut pas. Alors on va la prendre comme « cousine à plaisanterie ». Cousine à plaisanterie c’est quoi? C’est une théorie importante, là où s’épuise la rancune des dettes, par quelqu’un qui n’est pas dans une place d’autorité dans la filiation, mais qui a une place tout à fait importante dans la communauté, et la règle du jeu c’est de lui raconter les pires carambourdennes possibles. Et comme Margaret Mills était cousine à plaisanterie, elle a fait un travail analytique sans le savoir, puisque dans la plaisanterie on est prié de dire tout ce qui nous passe par la tête sans chercher à censurer, quoi. Ça rappelle un peu la règle fondamentale.

Margaret Mills quand elle s’est crue anthropologue a fonctionné selon la règle fondamentale, mais si elle a fait fonctionner la règle fondamentale, ce n’est pas parce qu’elle a été intronisée comme psychanalyste mais comme cousine à plaisanterie… Du coup, elle a dit beaucoup de choses, mais quand d’autres anthropologues sont venus voir les mêmes populations qui avaient accueilli cet étrange personnage qu’est Margaret Mills, tout le monde était absolument bidonné, dans le sens où on peut nous raconter n’importe quoi – et ça n’était pas non plus une position post-coloniale, c’est autre chose.

Bon, l’axe ici c’est les structures. Une structure, cela fait vivre quoi? Cela fait vivre des régimes d’oppositions non binaires. Ce n’est pas pareil qu’opposition dialectique.  A savoir, bon, il y a deux vies dans la mort il y a deux morts dans la vie, c’est un peu la métaphysique de cafétéria, section blague Carambar, c’est comme ça que l’on vous explique le yin et le yang, franchement les chinois nous prennent pour des cons quand ils nous racontent ça. Non, la question. C’est avant la vie et la mort, il y avait quoi, avant ? Il y avait l’immortalité. Il y avait l’immortalité et les hommes ont inventé la mort. Nous, on peut tout à fait dire quelle est la plus grande invention de l’humain ? Certains vont vous dire le feu, d’autres Facebook, mais c’est pas ça. Non, c’est : L’homme a inventé la mort.

Et l’homme, en inventant la mort, invente le masque.  L’invention de la mort et l’invention du masque sont liées. C’est une chose qu’a trouvé Marcel Griaule quand il s’est enfin bien comporté avec les Dogons, car au début, il suffit de lire L’Afrique fantôme de Leiris pour s’apercevoir que Griaule était un affreux bonhomme qui faisait du chantage pour avoir des masques. Il s’est mal comporté, assez pour que Jean Rouch l’ait salement engueulé. Bon, après il s’est amélioré. Et il a trouvé cela, Griaule : l’homme inventant la mort a inventé le masque. Pourquoi? Parce qu’il ne peut pas toujours se présenter à visage découvert devant la mort. Car s’il se présente à visage découvert devant la mort, alors il meurt. C’est la naissance du tabou. C’est assez universel, et vous trouverez un très beau développement de cela dans La Mort dans les yeux, de Jean-Pierre Vernant.  Qu’en fait Lévi-Strauss ,? Il vient dire que le masque est la surface d’interrelation entre le mythe et le rite. D’où son bouquin qui est génial, La Voie des masques.  En cela, il doit faire « bonne figure », donc se masquer suffisamment, pas un voile non un masque, pas forcément mis sur le visage, pouvait se lettre aussi sur le ventre, et il faut ordonner ce masque. Le monde ne peut pas revenir au tohu-bohu précédent. Il y a eu une transgression, qui va faire exister des antinomies. La vie/la Mort. Mais comme on ne peut pas penser ces antinomies, c’est l’incapacité de penser la vie qui nous permet de parler de la vie, c’est aussi l’incapacité de penser la mort qui nous permet de parler de la mort, on va penser ces antinomies par le truchement d’antinomies secondaires. Chez les Quéchua, c’est l’antinomie entre l’agriculture et la chasse. Soit le redoublement de l’introduction de la mort dans le règne animal, le redoublement du rythme de la vie. Car l’immortalité n’a pas de rythme. Chez quelqu’un qui vous dit qu’il est immortel, plus rien n’est rythmé. Il ne fait pas du tout hésiter à poser les questions les plus triviales. Bonjour comment ça va ? Vous êtes allé aux toilettes ? Savoir s’il s’est passé quelque chose, s’ils ont senti quelque chose. Car un vous dira peut-être qu’il est allé aux toilettes et je n’ai ressenti plus rien au moment de la défécation.  Notre attitude ce n’est pas de dire, écoutez on ne va pas parler de ça quand même, non car c’est vraiment important la perte de la sensorialité orificielle. Donc importance de l’introduction du rythme, d’où la nécessité pour Lévi-Strauss de parler de la musique…

Dans ces interpositions qui organisent le mythe comme une structure de basse joue l’opposition entre le féminin et le masculin. Mais ce n’est pas l’interposition fondamentale. Sans compter que dans beaucoup de cultures, les trois générations ça n‘est pas les parents, les enfants, et les petits-enfants. Non, c’est beaucoup plus compliqué. D’abord c’est les morts, ceux qui sont là et ceux qui vont venir. Puis dans les cultures à transmissions diffractées, vous avez la génération de celui qui est copie-conforme, la génération de celui qui refuse tout, la génération dite égarée, d’être issue d’une génération qui refuse tout, alors qu’elle est elle-même issue de la génération copie-conforme, et la quatrième génération qui s’invente un style dans le présent de la tradition sans oublier d’être dans le temps. C’est un ordre que je propose. Si on ne peut pas prendre appui sur la génération qui interprète ce qu’il s’est passé les trois générations au-dessus, on reste dans l’égarement. Donc, vous voyez qu’il y a là une idée absolument fondamentale, que c’est l’opposition du mort et du vif qui crée un monde qui laisse entrevoir mais sans y séjourner l’entre-deux morts. Pour ne pas séjourner dans l’entre-deux morts, créons et ritualisons, la nécessité de diviser agriculture, chasse, masculin, féminin… mais toujours dans des sociétés où il y a du chamanisme, c’est-à-dire dans des sociétés où il est possible d’être à la fois vivant et mort dans la crise chamanique.  Mais tout le monde ne peut pas être chaman ; quand le chaman est à la fois vivant et mort, il n’est pas question de le toucher.

C’est ça la formule canonique du mythe, là où le mythe ne se comprend que comme une succession de traitements de l’opposition, qui nous éloigne de toucher de trop directement les termes fondamentaux de l’antinomie princeps : le mort et le vif.

-S.S.S  : Mais un chaman, qu’est-ce qui fait qu’il est vivant ou mort en même temps? Comment on le repère ? On ne peut se fier qu’à ce qu’il dit, non…?

-O.D : Car on lui demande d’être mort et vivant en même temps pour visiter le royaume des ancêtres;

-S.S.S : Ça lui est demandé?

-O.D : Oui

-S.S.S : Mais par qui?

-O.D : Par la communauté qui veut savoir ce que veulent les morts.

-N.D : Sans aller eux-mêmes là-bas…

-O.D : Celui qui va là-bas, il est tué. Il se pose comme un intermédiaire qui doit être, ensuite, ramené à la vie. Le chaman après la crise chamanique on s’occupe de lui et on l’accouche comme un nouveau-né.

-S.S.S : On ?

-O.D : Le groupe des demandeurs de ce voyage qui est médiatisé  par le chaman. Cela engage les pôles d’autorité qui sont les garants de la parole humaine : le chef des terres, le chef des hommes, le chef des femmes, le chef du village etc…

-S.S.S : Donc, il y a de la ternarité?

-O.D : Oui, toujours. Là où la binarité est contredite par des binarités intermédiaires, il y a de la ternarité. Quand Lévi-Strauss a voulu mettre ça sur un bout de papier, il est arrivé à cette formule canonique, compliquée, il me faut l’avoir sous les yeux pour pouvoir la commenter. C’est un graphique total, mais Lévi-Strauss a eu besoin d’objets topologiques pour penser les objets du mythe et du rite : la bouteille de Klein, par exemple. Et cela exactement au même moment que Lacan. Lévi-Strauss était à partir de son travail sur le groupe de Klein, inverse négatif pour inverse réciproque, il était amené à inscrire ces objets sur des surfaces topologiques. Mais bon, il faudrait peut-être faire quelque chose sur la folie dans les sociétés autres… Ça serait bien oui, car ça nous apprend des trucs.

Merci…

Lola, est-ce que tu voudrais dire quelque chose sur les entendeurs de voix?

-Lola :  Les groupes d’entendeurs de voix, ce sont des groupes de paroles où chacun vient, sans étiquette psychiatrique, ni psychotique, ni quoi que ce soit, dans le but d’échanger entre les entendeurs et les facilitateurs, qui sont là pour faire circuler la parole dans le groupe. Il en ressort des choses assez surprenantes, d’une semaine sur l’autre il y a des conseils, où chacun s’échange ses astuces, ses conseils pour vivre avec ces voix, jamais dans une optique de vouloir les supprimer ; d’ailleurs la question qu’est-ce qu’il y aurait s’il n’y avait pas de voix revient sans arrêt ; le but aussi est de pouvoir parler avec leurs mots de leurs voix pas avec les mots des psychiatres qui leur semblent plaquées…

 

retranscription assurée par Coline Berry et Philippe Azoury