Je vous propose trois remarques initiales pour engager les discussions sur le thème que nous avons choisi pour orienter notre travail de l’année : « Ce qui se dit dépend de celui qui écoute ».
Première remarque : parce que ce propos de Marcel Czermak se situe au cœur de la pratique analytique, on pourrait envisager qu’il constitue une proposition d’avancer sur une question majeure, régulièrement remise sur la table par son auteur : « Qu’est-ce que parler veut dire ? » L’énoncé de Marcel Czermak a le mérite de souligner d’emblée combien parler ne se soutient que d’une adresse à l’autre, que toute parole ne trouve naissance qu’au lieu de l’Autre. On pourrait donc entendre cette formulation comme une réponse à cette question essentielle : « Parler, cela veut dire que ce qui se dit dépend de celui qui écoute ».
Comme Édouard Bertaud l’a indiqué de plusieurs façons la semaine dernière, cette proposition vise à ne pas omettre la dimension essentielle du transfert dans toute parole effective. Nous avons là une occasion de rappeler que toute prise de parole implique cette dimension d’altérité et surtout pose la question de l’adresse dans les différentes acceptions de ce terme. La formule de Marcel Czermak m’en a d’ailleurs rappelé une autre, celle de Jean de La Fontaine dans « Le corbeau et le renard » : « Tout flatteur vit au dépend de celui qui l’écoute ». Peut-être la mise en tension de ces deux assertions peut-elle permettre d’y entendre la fonction même de la cure analytique : la flatterie constitue effectivement une dimension régulière du transfert. Si l’analyste ne prend pas cette flatterie comme liée à sa propre personne, la cure peut permettre à l’analysant d’identifier sa dépendance essentielle à l’égard de l’Autre. Il s’agit pour celui qui parle d’isoler les coordonnées de la dépendance qui s’instaure automatiquement à l’égard de celui qui l’écoute.
Deuxième remarque : « Ce qui se dit dépend de celui qui écoute » pourrait également être entendue comme une reformulation de l’aphorisme de Lacan extrait de L’étourdit : « Qu’on dise, comme fait, reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend ». Il y a là une modalité que l’on pourrait dire performative de l’enseignement de Lacan, puisque ce que la phrase dit, elle le met aussi en œuvre. Autrement dit, cette formulation constitue elle-même un dire, masqué par ce qu’elle dit. On peut l’appréhender comme une autre réponse à l’interrogation de Marcel Czermak dont je suis parti : « Qu’est-ce que parler veut dire ? » Quelque chose comme : « Dès que l’on parle, le fait qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend ». La phrase se révèle d’ailleurs équivoque : est-ce que ce « qu’on dise comme fait » reste oublié quoiqu’il arrive derrière « ce qui se dit dans ce qui s’entend » ou bien ce fait n’est-il oublié que « dans ce qui se dit » et a-t-il une chance de se saisir dans « ce qui s’entend » ? Nous verrons que cette équivoque introduit à une temporalité, celle de la succession des séances, liée au fait que même un dire ne prend que furtivement valeur d’acte.
À cause de « ce qui se dit », on en oublie donc la valeur du dire : du fait même qu’on dise. Ce que vise l’analyse, comme fin, ce n’est en effet pas tel ou tel dit. L’analyse vise au fait même qu’on dise, au fait qu’il y ait du dire. Autrement dit, nous pouvons furtivement avoir le sentiment de saisir « le fait qu’on dise » quand nous avons l’impression, dans un moment spécifique de parole, que celle-ci a pu faire acte. Cette impression reste toutefois soumise à la brièveté du moment de son énonciation. Lors de la séance d’analyse suivante, cette parole a perdu sa valeur d’acte, elle reste soumise à l’attente d’un nouveau dire. Le fait « qu’on dise » ne peut être saisi par aucun dit, en tout cas par aucun dit définitif. La survenue d’un tel dire n’en reste pas moins soumise à la place occupée par « celui qui écoute ». On pourrait ici envisager que « ce qui se dit » peut prendre la valeur d’un dire à la faveur du fait que « celui qui écoute » puisse attendre que sa survenue soit l’enjeu même de la séance. La scansion trouve ici une de ses fonctions privilégiée.
Nous avons également discuté la fois dernière de cette différence entre celui qui écoute et celui qui entend. Bien qu’essentiel, cet écart maintient entier le fait que toute écoute reste conditionnée par ce qui s’entend. Édouard le rappelait : dans le cadre juridique, par exemple, au-delà de ce qui se dit, le juge n’entend pas la même chose que l’expert psychiatre ou l’analyste. Il y a toutefois toute une graduation de « ce qui s’entend ». Cette dimension graduelle nous pourrions en prendre la mesure dans la pratique du contrôle. L’analyste qui vient en contrôle sert régulièrement « sur un plateau » le cas qu’il expose. À son insu, il restitue, de façon limpide pour son contrôleur, les signifiants essentiels du cas que lui-même n’avait pas tout à fait entendus. L’analyste en contrôle, dans cette situation, a bien entendu ces signifiants puisqu’il les restitue de façon ramassée mais il ne le savait pas tout à fait. Il ne les sert sur un plateau à son contrôleur que parce qu’il s’adresse à celui-ci, au titre du transfert qui les lie. Autrement dit, à la formule initiale de Marcel Czermak « Ce qui se dit dépend de celui qui écoute », on pourrait ajouter « Le fait qu’on dise, qu’il y ait du dire, dépend de celui qui entend ». vous mesurez combien ces deux formulations s’articulent et sont indissociables bien plus qu’elles ne s’opposent.
Troisième remarque : sur la suggestion de Lucas Grimberg, nous pourrions proposer de donner à cette formulation assertive, un mode plus interrogatif, par exemple : « Jusqu’où ce qui se dit dépend-il de celui qui écoute ? ». Cette question pourrait rappeler une situation spécifique, évoquée avec grande justesse par Marion Lévy lors de notre discussion, qui voit un patient initier sa séance sur un sujet précisément travaillé par son analyste dans la perspective d’un colloque à venir, sans que celui-ci n’en ait rien dit. Cette conjoncture – pas si exceptionnelle – ne manque pas de surprendre le praticien qui s’y trouve confronté. Elle marque un point limite de cette interrogation : « jusqu’où ce qui se dit dépend-il de celui qui écoute ? » et situe ces manifestations régulièrement inattendues du transfert.
Il y a d’autres situations, rares, où ce « jusqu’où » n’a aucune limite. On pourrait évoquer ici la question des paraphrénies confabulantes, ce que Marcel Czermak appelait « Imaginaire sans moi ». Happé par la dimension du transfert, un patient peut ici être amené à adresser à l’autre un propos entièrement pris dans les signifiants de son interlocuteur. Ce type de situation permet de mettre en évidence cette dimension irrésistible du transfert au cours duquel « ce qui se dit dépend entièrement de celui qui écoute ». On pourrait également évoquer la clinique de la manie, dans laquelle un patient se montre littéralement happé par l’autre, par exemple par les détails de sa tenue vestimentaire. Là encore, la clinique des psychoses vient éclairer la formule de Marcel Czermak sur un mode particulièrement vif, à moins que ce ne soit cette clinique qui lui ait inspiré cet énoncé. À l’opposé, le contexte de la mélancolie peut illustrer combien le défaut complet d’adresse conduit au fait que « ce qui se dit ne dépend en rien de celui qui écoute ». Un patient peut y répéter indifféremment à chacun de ses interlocuteurs : « Je n’ai pas d’estomac. Je n’ai pas de cerveau. Je n’ai pas de poumons. Je suis le mal incarné. Il faut m’éliminer ».
Ces deux pôles permettent de situer toutes les situations intermédiaires où une grande partie de « ce qui se dit dépend de celui qui écoute ». Pourtant je vous propose de nous saisir de cette formulation de Marcel Czermak dans sa radicalité pour considérer que « ce qui se dit dépend entièrement de celui qui écoute ». Celui qui écoute peut en effet entendre des signifiants spécifiques, peut se saisir de détails tout à fait différents de ceux qui auraient été entendus par un autre praticien. Mais si deux praticiens sont amenés à entendre d’un même patient des dires distincts, ceux-ci viennent cerner un impossible à dire qui constitue bien l’enjeu de toute cure. La question se pose alors de savoir si ce réel commun à deux modalités d’écoute – ce qui ne peut pas se dire comme tel – constitue le même réel ? Je vous laisse sur cette question : si « ce qui se dit dépend entièrement de celui qui écoute », ce qui ne peut en aucun cas être dit et qui constitue bien le point d’achoppement et d’ouverture de toute cure, dépend-il de celui qui écoute ? Cela constituera un des enjeux de notre travail cette année.