Par Franck Benkimoun
« C’est insupportable, je suis en colère, je dois examiner un patient qui vient comme à son habitude à son rendez-vous mensuel de traitement orthodontique alors que le cabinet est fermé en raison de la crise sanitaire.
Au moment où il ouvre la bouche, je me rends compte qu’au fond du vestibule à la mâchoire supérieure une plaie béante étendue est là laissant apparaître différents éléments anatomiques qui n’ont rien à y faire, aucun saignement, un trou, je vois l’os malaire et l’apophyse zygomatique. Je me dis plein d’effroi : c’est un cancer ! »
Je me réveille plus proche du cauchemar que du rêve mais rassuré, je dormais. Mais pas longtemps : les autres personnages du rêve me reviennent, ce sont des amis psy, les assistantes du cabinet et je suis en même temps l’orthodontiste et le patient. Merci Freud, Merci Lacan, je suis tous les sujets du rêve. Psy, dentiste, assistant et patient.
Alors pour dialoguer avec Elsa, mon rêve comme celui d’Irma, Merci Freud, où cette béance du trou dans la cavité buccale vient certainement interroger ce réel du corps malade et aussi cet interdit qui m’a été fait comme dentiste de continuer à travailler auprès des corps des patients puisque nous n’avons pas été équipés des protections ad hoc. Mais en même temps, soumis à cette injonction paradoxale d’assurer nos urgences pour ne pas « engorger » les urgences médicales. Quoi de plus urgent qu’un cancer, l’image de la mort, je contourne l’interdit ! Nous vivons un temps d’oralité dangereuse, mortelle ! Je suis en première ligne.
La veille, j’avais été submergé par l’émotion qui m’avait saisi en photographiant l’interphone du cabinet avec notre affiche mentionnant la fermeture du cabinet pour des raisons de Covid19, sur injonction du Conseil National de l’Ordre des Chirurgiens-Dentistes. Cette photo je l’avais envoyée aussitôt prise à mes associées et à l’équipe du cabinet : comme Capitaine, je suis le dernier à quitter le navire m’étais-je dit ! Autre identification à Freud, Capitaine, Explorateur, Inventeur de la psychanalyse qui a dû partir pour d’autres raisons et laisser son cabinet, seul sans lui.
Effondré je suis rentré chez moi me réfugier, me mettre à l’abri de la salive et des miasmes, des souillures en quelque sorte (du corps, du corps et encore du corps, des humeurs corporelles, des déchets comme au temps de la médecine grecque) et commencé le compte à rebours des 14 jours qui me sépareront du dernier patient soigné avec l’équipement habituel qui ne me protégeait pas du coronavirus. Ce délai est passé. Apparemment je ne suis pas malade du Covid19.
Alors qu’on attend de nous à juste titre, une distanciation thérapeutique, une distanciation sociale, c’est-à-dire mettre l’autre à distance réelle de 3 pieds, le réel du corps fait retour, l’oralité fait retour sous sa forme menaçante pour être précis.
Plus d’embrassades, l’oralité est peut être mortelle. Le refoulement nous avait protégé de cette dimension. Malade, on le savait mais mortelle ; levée du voile du refoulement sur l’oralité. Comme dentiste j’exerce en télétravail aidé de photos, à bonne distance ? Nous devons inventer en urgence une nouvelle relation thérapeutique avec nos patients. Ils sont touchés et le disent, de la permanence de notre présence fût-elle hors les murs du cabinet. Ils comptent pour nous et y sont sensibles.
Mais ce cancer de la cavité buccale est aussi un point d’identification à Freud, comme psychanalyste. Je n’avais jamais pensé que je dialoguerai un jour avec Freud par rêve interposé, qui suis-je pour oser ? Dans ce rêve, me voilà convoqué dans mes pratiques de dentiste et de psychanalyste. Ce croisement des Regards se fait à un des croisements des identifications à Freud à partir du Réel du corps, de cette béance où l’anatomie interne vient sur cette autre scène. Comme psychanalyste je m’observe travaillant comme dentiste, la bouche ouverte dévoilant un trou béant… une mise en abyme. Le rêve est muet sans voix paraît-il ?
Comment alors travailler et maintenir le travail entrepris avec les patients.es du cabinet de psychanalyse, lui aussi fermé ? La plupart ont demandé et/ou accepté les rendez-vous au téléphone, j’ai refusé les séances vidéo. Le travail se poursuit, certains évoquent les effets du confinement, d’autres ne semblent pas pour le moment préoccupés dans le travail analytique et poursuivent sur leur lancée. Leur inquiétude sur mon état de santé est verbalisée par « comment allez-vous ? Prenez soin de vous ! ». Elle révèle une dimension du transfert qui n’était pas présente de manière manifeste jusqu’à là, ma seule présence au cabinet semblait suffire.
Au téléphone, c’est différent. Je ne suis présent que dans ma dimension vocale : rythme souffle inflexion tonalité …
Par notre présence nous devons permettre au patient d’ouvrir sa bouche, entendre sa voix qu’il entende la notre, recevoir sa parole, à une distance où presque tous plaisantent, « pour le moment aucun risque que le coronavirus ne passe par le téléphone », devant ce réel qui se modifie chaque jour sans qu’une date de fin ne puisse être envisagée avec certitude. Le scientisme est mis en échec, son versant Réel n’avait jamais été envisagé, qu’un ombilic, un point aveugle, puisse exister aussi du côté de la science était à la limite de l’aporie. Ce n’est pas le temps de la posture « nous on savait » d’ailleurs on ne savait pas quoi. Nous devons être présents.
Que les patients ne se sentent pas lâchés par l’Autre, que nous puissions soutenir cette forme de présence par la notre, même au téléphone, même si nous sommes affectés aussi, est à mon sens une position déontologique et éthique attendue, voire appelée, de nous. Quand le confinement renvoie le patient dans un état d’angoisses parfois archaïques, parfois proche de la déréliction, nous nous devons d’être cet autre secourable, nebenmensch, que doit être un psychanalyste ou un praticien dans la cité.