Tribune de Daniel Zagury (1) publiée dans le Journal Le Monde du 13 juin 2018, reproduite avec l’aimable autorisation de l’auteur
A force d’être annoncé, le désastre de la psychiatrie publique se déroule sous nos yeux. Les pouvoirs publics seraient bien avisés d’en prendre la mesure, car ce n’est probablement que le premier soubresaut d’une lente agonie par asphyxie économique, mais aussi par abandon, car la dimension budgétaire n’est pas seule en cause.
Au regard de l’histoire de la psychiatrie française, comme au regard de la force de la vocation de ceux qui choisissent de venir en aide aux plus vulnérables, qui sont souvent les plus démunis, on peut gager que les soignants en psychiatrie ne quitteront pas silencieusement le navire en perdition et qu’ils feront connaître, par tous les moyens, l’état de délabrement honteux du soin en psychiatrie publique.
L’insatisfaction professionnelle n’est pas le pire. Il faut y ajouter la honte de ce qu’ils sont contraints de faire chaque jour, la culpabilité de tourner le dos au métier qu’ils avaient choisi, la rage de constater la surdité et l’aveuglement des puissances tutélaires qui ne les protègent plus, mais se retournent contre eux, souvent avec cynisme et cruauté. Ils savent que c’est à eux que l’on imputera le moindre incident, alors même qu’ils dénoncent des conditions d’activité globalement dysfonctionnelles.
On récuse ce qu’ils éprouvent. On nie ce qu’ils dénoncent. Ainsi, leur souffrance n’est pas légitime puisque les indicateurs ne seraient pas alarmants ! L’hôpital fictionnel s’est totalement coupé de l’hôpital réel. A force de cracher des injonctions normatives, des guides de bonnes pratiques, des recommandations, des protocoles dont tous les soignants savent qu’ils sont inapplicables, voire parfois franchement ridicules, la bureaucratie s’est interdit à elle-même d’y comprendre quoi que ce soit. Faut-il, dans la plus pure logique consumériste, donner un questionnaire de satisfaction au malade scandaleusement contentionné pendant plusieurs jours aux urgences de l’hôpital général, faute de place en service de psychiatrie ?
Citoyens vulnérables maltraités
Bien sûr, ce n’est pas le même désastre partout. Il y a encore quelques dispositifs soignants qui survivent péniblement, héritiers du formidable mouvement qui a accompagné la fin de l’asile pendant plus d’un demi-siècle. Et il y a encore des directions solidaires de leurs agents, tout aussi impuissantes d’ailleurs. Mais il faut avoir le courage de regarder la vérité en face, comme le contrôleur des lieux de privation de liberté vient de nous le rappeler. Aujourd’hui en France, on abuse outrageusement de l’isolement et de la contention. Toutes les unités sont saturées et le dispositif global du soin est désarticulé. Le psychotique agité encombre les urgences. On presse le psychiatre de garde de l’hospitaliser. Il n’y a pas de lit disponible. On l’attache, parfois plusieurs jours, le temps qu’une place se libère. Les cadres infirmiers s’invectivent. Les médecins se disputent. Les patients sont catapultés, parfois sans le minimum de bilan clinique et biologique exigible. Le contexte n’est pas propice à la lucidité diagnostique. Des erreurs médicales graves sont commises.
N’importe quel administrateur ou psychiatre de garde vous le confirmera : c’est devenu l’enfer. Si l’hôpital est saturé, les centres d’accueil sont trop encombrés pour recevoir les malades dans des délais raisonnables. Les files actives des centres médico-psychologiques enflent démesurément, diminuant la fréquence du suivi, facilitant les rechutes. L’interne de garde passera plus de temps à chercher un lit, ce qui porte le joli nom de bed management, qu’à écouter le patient. Quant aux accompagnements, aux sorties, aux temps d’échanges qui humanisent le soin, il faut y renoncer.
Il serait trop long d’analyser ici toutes les erreurs successives accumulées jusqu’à ce que ce qui a été ¬annoncé tant de fois dans l’indifférence se produise. La maladie de la psychiatrie relève de la polypathologie, et son traitement ne consistera pas en un remède unique. La rupture du contrat social entre le pays et sa psychiatrie publique n’a pas seulement des causes financières. Je me contenterai de souligner deux points avec force.
Il faut redonner aux soignants la vraie place qui est la leur. L’une des singularités de la psychiatrie est que chacun croit pouvoir en donner une opinion avisée. La psychiatrie doit être faite et défaite par tous, clamait Roger Gentis, dans l’élan de l’antipsychiatrie. Son vœu a été réalisé, mais de façon pervertie. La psychiatrie appartient aujourd’hui aux gestionnaires, aux économistes de la santé, aux juges, aux laboratoires pharmaceutiques, aux professionnels du fait divers, aux politiques… Qu’on laisse une place à ceux qui en ont fait leur métier et qu’on écoute leurs doléances et leurs propositions. Ils ne se plaignent pas aujourd’hui de leur salaire, mais de la façon dont sont maltraités les citoyens les plus vulnérables au pays de Pinel et d’Esquirol.
Réconcilier le pays avec les malades et les soignants
Il faut limiter la bureaucratie aveugle dont le langage mécanique a métastasé jusque dans les esprits de certains soignants. N’a-t-on pas systématiquement voulu transformer les cadres infirmiers en manageurs ? En ne parvenant plus à penser ce qu’il advient au niveau des lieux de soins, entre les soignants et dans la relation soignants/patients, on s’interdit de comprendre, donc de réagir de manière ajustée. En croyant que des schémas venus d’en haut vont miraculeusement s’adapter harmonieusement à la réalité de terrain, on ne fait que précipiter la catastrophe. Est-ce trop demander à nos contrôleurs, nos superviseurs, nos décideurs de quitter leurs bureaux pour venir voir comment nous travaillons et dialoguer avec nous ? Ont-ils à ce point peur de constater le gouffre entre leurs graphiques et la réalité vivante des services ?
La grève de la faim des soignants du Rouvray a le mérite de mettre le débat sur la place publique, en interpellant tous ceux qui font la sourde oreille. Nous attendons un signal fort au plus haut niveau, un discours inaugurant une véritable refondation, une authentique restauration d’un lien qui a été rompu.
Nicolas Sarkozy avait honteusement stigmatisé les malades mentaux au gré d’une instrumentalisation systématique de drames dans lesquels quelques-uns ont été impliqués. Cela a abouti à une loi de double défiance contre les psychiatres supposés ; dans le versant sécuritaire de la loi, laisser en liberté des malades dangereux ; dans son versant protecteur des libertés, les maintenir indûment à l’hôpital. La loi elle-même consacre la stigmatisation des psychiatres.
François Hollande a eu au moins le mérite de ne pas instrumentaliser les faits divers. On attend d’Emmanuel Macron qu’il réconcilie avec le pays les malades mentaux et les soignants en psychiatrie.
(1) Daniel ZAGURY est psychiatre des hôpitaux, chef de pôle, à l’EPS Ville-Evrard, (Centre psychiatrique du bois de Bondy), expert près la cour d’appel de Paris. Son dernier ouvrage, «La Barbarie des hommes ordinaires», a été publié en février 2018 aux éditions de L’Observatoire